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« Tu es fâché ? »

De la pointe de son couteau, il faisait des ronds sur la nappe, ne semblant pas vouloir répondre. Finalement, sans lever les yeux — ce qui allongeait encore l’ombre de ses sourcils — il laissa tomber, d’une voix sourde :

« Non.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Rien.

— Tu n’es pas content de me voir ?

— Mais si… mais si !…

— Alors ? »

Il leva les yeux sur elle, agressif :

« Alors, quoi ?

— Je ne sais pas, moi… Je viens à Paris exprès pour toi, je passe une partie de la nuit à te chercher, et quand je te trouve, tu me fais la gueule. Tu as quelque chose à me reprocher ?

— Quand tu viens, j’aimerais que tu préviennes.

— J’ai pu me libérer à la dernière minute. Je n’étais même pas sûre de pouvoir y arriver. J’espérais te faire une surprise.

— Tu as réussi. Et tu pourrais éviter de me chercher la nuit, comme tu dis.

— Ah ! c’est ça ?

— Oui, c’est ça ! Je travaille, moi, j’ai besoin de me concentrer sur ce que je vais faire, j’ai besoin de me reposer.

— Elle t’a fait des remarques ?

— Mais non. Tu penses ! On lui raccroche deux fois au nez ; et elle va laisser passer ça !

— Tu as peur d’elle, hein ?

— Je m’en fous, d’elle ! J’essaie simplement de ne lui donner aucun prétexte pour me casser les pieds ! Et toi, tu les lui apportes sur un plateau !

— Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Il fallait bien que je te joigne ?

— Pour quoi faire ? Comment veux-tu que je m’organise, si tu ne me tiens pas au courant de tes caprices ? »

Lena espérait pouvoir conserver son calme. Finalement, les choses ne se passent jamais comme on l’imagine. Le soin qu’elle avait apporté à sa toilette, à son maquillage, le choix de son parfum, celui dont elle n’était pas folle mais qu’elle avait utilisé parce qu’il l’adorait, tous ces petits détails qui l’avaient occupée pendant des heures étaient maintenant balayés. Tant pis : elle n’avait qu’une idée en tête, se faire faire l’amour, tenir Marc dans ses bras, l’avoir à elle, tout cet après-midi. Le chauffeur de son appartement parisien ne viendrait la prendre au Plazza qu’à six heures pour la conduire à l’aéroport. Il était 2 h 10, cela lui laissait trois heures entières avant son départ pour Londres. Il fallait qu’elle les passe à tout prix avec lui, en tête-à-tête. Elle rusa, se fit humble :

« Marc, c’est vrai, j’ai eu tort. Tort de ne pas te prévenir, tort d’avoir appelé chez toi. Ne m’en veux pas, j’avais tellement envie de te voir.

— Ça va, ça va…

— J’étais persuadée que Belle serait restée à Eden Roc.

— Tu vois. Elle est venue. »

Devant cette hostilité, Lena fit un dernier effort :

« Excuse-moi, Marc, je ne recommencerai pas. Vois-tu, ce qui compte, c’est que nous soyons là, tous les deux, avec un après-midi entier devant nous, pour nous parler… »

Il la regarda, presque étonné :

« Comment ça ? Il faut que je retourne au studio, moi.

— Voyons, Marc, ils pourront bien t’attendre. Tu n’as qu’à y aller demain.

— Enfin Lena… Tu n’y penses pas ? On dirait que tu ne sais pas ce qu’est le cinéma. Je ne suis pas seul. Il s’agit d’une équipe. Si l’un de nous prend des vacances, les autres sont bloqués.

— Téléphone-leur…

— Tu plaisantes ?

— Dis que tu es fatigué… »

Il lui parla avec la douceur que prennent certains médecins avec leurs grands malades :

« Écoute-moi, Lena… Non, ne dis rien, écoute… Parfois, j’ai l’impression que tu as douze ans, que je dois tout t’expliquer, me donner un mal fou pour qu’en définitive tu n’y comprennes rien. Je n’ai pas épousé Satrapoulos, moi. Je ne suis pas milliardaire, moi, mais simplement riche. Et mon argent, je le gagne ! Est-ce que tu comprends ça ?

— Non. Je ne comprends pas.

— Ma chérie, je t’adore. Mais comment as-tu pu penser un instant que je sois un objet à ta disposition ?

— Et pour elle, tu n’es pas un objet ? »

Elle avait presque crié sa phrase, penchée vers lui, tendue vers son visage. Un garçon, qui se tenait devant la table, une carte à la main, préféra s’esquiver : étant donné la tournure des événements, le fromage pourrait attendre. Cette fois, ce fut Marc qui fit un effort pour se dominer.

« Sois gentille, Helena — il l’appelait Helena les jours de drame — rentre à ton hôtel, fais-toi belle, amuse-toi bien chez ton beau-frère, et quand tu seras revenue de Londres, téléphone-moi. Je t’assure, on y verra beaucoup plus clair dans deux jours. »

Lena sentit que la partie était perdue. La rage l’envahit devant ce désir de lui qu’elle ne pourrait pas assouvir. Elle se révolta :

« Dans deux jours ? Ajoutés à tous les autres que je passe à t’attendre, à poireauter pour un signe de toi et accourir au premier appel, ça en fait combien, de jours ? Tu crois que ça va pouvoir durer, dis, tu le crois ? »

Il regarda sa montre et laissa tomber froidement :

« Je crains d’avoir à partir tout de suite. On m’attend.

— On t’attend toujours, hein ? Tout le monde t’attend ! »

Le visage de Marc, sa silhouette étaient connus de la terre entière, mais encore plus à Paris : qu’un loufiat téléphone à un journaliste, que la moindre photo paraisse, que le moindre article soit imprimé sur cette scène ridicule, et il était foutu. Belle le terrifiait, lui menait la vie dure, le menaçait d’un ton sarcastique de le laisser tomber. Déchaînée maintenant, Lena hurlait de plus belle :

« Eh bien, rentre chez toi ! Va la retrouver, ta maman ! Puisque tu ès marié avec elle ! »

La phrase toucha si bien sa cible que Marc commit l’imprudence d’y répondre :

« Va plutôt retrouver ton papa ! »

Lena devint livide, se leva d’un bond, s’accrocha à la nappe sur laquelle se répandit le bordeaux, et, jaillissant sur le trottoir bondé de touristes, fila droit sur le quai. Cent mètres plus loin, le feu venait de passer au vert. Il y eut des hurlements de pneus. Marc serra les poings, se dressa à son tour, priant le Ciel pour que Lena n’ait pas roulé sous la marée métallique des voitures libérées. D’instinct, Lena, frôlée par un camion, était revenue sur le trottoir, saine et sauve, dans un fracassant concert d’avertisseurs et d’injures. Marc fut horrifié par son expression égarée. Il se précipita vers elle, elle le vit et cria : « Ne m’approche pas ! » Hagarde, elle chercha des yeux un refuge possible, pour lui échapper. Marc était sur elle, la saisissait, tentant de la maintenir de force dans ses bras, psalmodiant des « je t’en prie, je t’en prie » à n’en plus finir, auxquels elle répondait par des « laisse-moi » farouches, essayant de toutes ses forces de se dégager.