La première chose qu’il leur dit toutefois n’était pas d’une grande utilité pour eux : l’un des officiels ayant décidé, irrité, que décidément le Président n’était pas d’humeur à lire le discours qu’on lui avait gentiment tourné, il avait basculé l’interrupteur du boîtier de télécommande caché dans sa poche : très loin devant eux, un dôme immense et blanc qui se dressait contre le ciel se fendit par le milieu, s’ouvrit en deux et lentement se rétracta dans le sol.
Tout le monde sursauta, même si chacun savait parfaitement bien ce qui allait se passer, vu qu’ils l’avaient construit pour ça.
Sous le dôme apparut un gigantesque astronef, long de cent cinquante mètres, affectant la forme d’une chaussure de sport, lisse, d’une blancheur immaculée, et d’une beauté à couper le souffle. Au cœur du vaisseau, invisible, se trouvait un petit coffre en or qui contenait le plus incroyable appareil jamais conçu, un appareil qui rendait cet astronef unique dans l’histoire de la Galaxie, un appareil qui avait donné son nom au vaisseau : le Cœur-en-Or.
« Wouaaaah ! » dit Zaphod Beeblebrox en voyant le Cœur-en-Or. Il n’y avait effectivement pas grand-chose d’autre à dire.
Il le répéta (car il savait que ça emmerderait la presse) : « Wouaaah ! »
La foule reporta vers lui son attention, dans l’expectative. Il lança un clin d’œil à Trillian qui haussa les sourcils et le regarda ébahie. Elle savait ce qu’il s’apprêtait à dire et le trouvait terriblement frimeur.
« Ça c’est véritablement incroyable, dit-il. C’est même véritablement franchement incroyable. C’est à vrai dire si incroyablement incroyable que je crois que j’aurais bien envie de le faucher. »
Ah ! la merveilleuse petite phrase présidentielle, si conforme à la tradition ! Un rire appréciatif parcourut la foule, les journalistes pressèrent avec entrain les boutons de leur Sub-Etha Nagramatic et le sourire du Président s’épanouit encore plus.
Tandis que s’épanouissait son sourire, son cœur se déchirait douloureusement et son doigt caressait la petite bombe Paralyso-Matic qui était gentiment nichée dans le fond de sa poche.
Finalement, il ne put plus y tenir : il leva les têtes vers le ciel, laissa échapper un cri sauvage en tierce majeure, jeta la bombe au sol et se rua en avant, à travers un océan de sourires épanouis soudainement figés.
Chapitre 5
L’aspect du Prostetnic Vogon Jeltz n’avait rien de plaisant, même pour les autres Vogons. Son nez fortement busqué saillait nettement au-dessus d’un petit front porcin, sa peau caoutchouteuse et vert sombre était assez coriace pour lui permettre de participer avec talent aux intrigues politiques de la fonction publique Vogon et suffisamment étanche pour lui permettre de survivre indéfiniment et sans dommage aucun jusqu’à des profondeurs de mille mètres sous la mer.
Non qu’il eût jamais l’occasion de nager : son emploi du temps fort chargé ne lui en laissait certes pas le loisir.
S’il était ainsi, c’est parce qu’il y a des milliards d’années, lorsque les premiers Vogons s’étaient traînés en rampant hors de la vase des océans de la Vogsphère primitive pour s’effondrer, haletants et soufflants, sur la grève vierge de la planète, lorsque pour la première fois le jeune Vogsoleil avait dardé sur eux ses rayons du matin, tout s’était passé comme si les forces de l’évolution avaient abandonné sur-le-champ la partie pour se détourner avec dégoût en les reniant comme quelque horrible et malencontreuse erreur. Les Vogons ne devaient plus évoluer : ils n’auraient jamais dû survivre.
Le fait que néanmoins ils survécurent peut être mis au crédit de l’épais entêtement de ces créatures bornées.
L’évolution ? se dirent-elles. Pour Quoi faire ? et ce que la Nature leur refusait, elles s’en passèrent fort simplement jusqu’au moment où elles auraient acquis la capacité de rectifier par la chirurgie leurs plus criants défauts d’anatomie.
Entre-temps, les forces naturelles à l’œuvre sur la planète Vogsphère s’étaient surpassées pour rectifier leur gaffe initiale : ainsi firent-elles naître de petits crabes vifs et scintillants comme des joyaux (que les Vogons dévoraient après avoir écrabouillé leur carapace à l’aide de gros maillets en fer) ; de grands arbres élancés aux formes et aux couleurs d’une grâce stupéfiante (arbres que les Vogons coupaient et brûlaient pour faire cuire leurs crabes) ; d’élégantes créatures semblables à des gazelles à la robe soyeuse et aux grands yeux humides (créatures que les Vogons capturaient pour leur monter dessus. Mais elles étaient inaptes au transport car leur échine se brisait spontanément. Les Vogons n’en continuaient pas moins à s’asseoir dessus).
Ainsi s’écoulaient tristement les millénaires sur la Vogsphère jusqu’au jour où les Vogons découvrirent soudain les principes du voyage interstellaire.
En l’espace de quelques vogans, tous les Vogons avaient émigré jusqu’au dernier vers l’amas de Mégabrantis, centre politique de la Galaxie où ils devaient bientôt former le puissant noyau du corps de la Fonction publique galactique. Ils ont bien tenté d’acquérir de l’éducation, tenté d’acquérir style et maintien mais, sous bien des dehors, le Vogon d’aujourd’hui ne diffère guère de ses primitifs ancêtres. Chaque année, ils continuent d’importer de leur planète natale vingt-sept mille petits crabes vifs et scintillants et passent une joyeuse nuit de beuverie à les réduire consciencieusement en petits morceaux à l’aide de gros maillets en fer.
Le Prostetnic Vogon Jeltz était un Vogon absolument typique en ce sens qu’il était franchement ignoble. En outre, il n’aimait pas du tout les astrostoppeurs.
Quelque part au fin fond d’une cabine sombre nichée dans les tréfonds des entrailles du vaisseau amiral du Prostetnic Vogon Jeltz, une petite allumette se mit à luire nerveusement. Le propriétaire de l’allumette n’était pas un Vogon mais il n’ignorait rien d’eux et il avait en conséquence tout lieu d’être nerveux. Son nom était Ford Prefect[3].
Il parcourut du regard la cabine mais ne put discerner grand-chose : des ombres étranges et monstrueuses dansaient, menaçantes, en mesure avec le vacillement de sa flamme minuscule mais sinon tout était calme. Avec un soupir, il remercia silencieusement les Dentrassis. Les Dentrassis forment une tribu de gourmands indisciplinés, un gros tas de gars sympas que les Vogons avaient depuis peu choisi d’employer aux cuisines sur leurs flottes au long cours, à la condition expresse qu’ils se tiennent strictement à carreau. Ce qui convenait à merveille aux Dentrassis car s’ils adoraient l’argent vogon – qui est une des monnaies les plus fortes de l’espace – ils détestaient les Vogons eux-mêmes. La seule sorte de Vogon qu’un Dentrassi aimait voir c’était un Vogon emmerdé.
C’était à ce minuscule élément d’information que Ford Prefect devait à l’heure actuelle de ne pas être une simple bouffée d’hydrogène, d’azote et de monoxyde de carbone.
Il entendit un léger grognement. À la lueur de son allumette, il distingua une forme pesante qui avançait doucement sur le sol. Vivement, il souffla la flamme, fouilla dans sa poche, puis finit par en sortir ce qu’il cherchait. Qu’il ouvrit et secoua. Ford s’accroupit et la forme bougea de nouveau.
Ford Prefect dit :
— J’ai acheté des cacahuètes.
Arthur Dent avança, grogna encore, avec des marmonnements indistincts.
3
Le nom originel de Ford Prefect est uniquement prononçable dans un obscur dialecte de Bételgeuse, aujourd’hui pratiquement disparu depuis la Grande Chute Catastrophique des Hrungs en l’an 03758 du calendrier sidéral galactique qui devait balayer toutes les communautés praxibétèles de la surface de Bételgeuse Sept. Le père de Ford fut le seul homme de toute la planète à survivre à la Grande Chute Catastrophique des Hrungs, cela par une extraordinaire coïncidence à laquelle il ne put jamais fournir d’explication satisfaisante. Tout cet épisode est encore aujourd’hui recouvert d’un épais voile de mystère: en fait, personne ne devait jamais savoir ce qu’était un Hrung ni pourquoi ils avaient choisi de tomber en particulier sur Bételgeuse Sept. Écartant d’un geste magnanime les nuages de suspicion qui n’avaient pas manqué de se rassembler autour de sa personne, le père de Ford alla s’installer sur Bételgeuse Cinq, où il devait donner le jour à son fils et neveu Ford; en souvenir de sa race désormais disparue, il le baptisa d’un nom issu de l’antique langue praxibétèle.
Ford s’étant toujours montré incapable de prononcer son nom originel, son père finit par en mourir de honte, affection encore mortelle dans quelques recoins de la Galaxie. À l’école, les autres gosses le surnommèrent