Plus d’un physicien respectable estimait ne pouvoir supporter une telle chose, en partie parce que c’était rabaisser la science, et en partie parce qu’ils n’étaient jamais invités à ce genre de soirées.
Autre point qu’ils ne pouvaient supporter, les échecs répétés qu’ils rencontraient dans leurs tentatives pour construire une machine susceptible de générer le champ d’improbabilité infini nécessaire pour projeter un astronef à travers les distances ahurissantes qui séparent les plus lointaines étoiles, si bien qu’ils finirent par annoncer en bougonnant qu’une telle machine était virtuellement impossible.
Et puis, un beau jour, un étudiant qu’on avait laissé dans le labo pour balayer, le soir d’une séance particulièrement infructueuse, se retrouva en train de raisonner de la sorte :
Si, se dit-il, une telle machine est virtuellement impossible… alors elle doit logiquement représenter une improbabilité finie. Donc, tout ce qu’il me reste à faire pour en monter une, c’est de déterminer avec précision son degré d’improbabilité, de faire entrer cette donnée dans le générateur d’improbabilité finie, d’y rajouter une bonne tasse de thé bien chaud… et de mettre en route !
Ce qu’il fit et, quelle ne fut pas sa surprise en découvrant qu’il était enfin parvenu à créer à partir de rien ce fameux générateur d’improbabilité infinie si longtemps recherché.
Sa surprise fut plus grande encore lorsque juste après s’être vu décerner le prix d’Extrême Ingéniosité de l’Institut galactique, il se retrouva lynché par une foule déchaînée de physiciens respectables enfin conscients du fait que s’il y avait une chose qu’ils ne pouvaient supporter, c’était bien les petits futés.
Chapitre 11
Le poste de pilotage à l’épreuve des improbabilités du Cœur-en-Or ressemblait en tout point à celui d’un astronef conventionnel hormis sa propreté immaculée, puisqu’il était tout neuf : une partie des sièges étaient encore munis de leur housse en plastique. La cabine était presque entièrement blanche, oblongue et de la taille d’une petite salle de restaurant. En fait, elle n’était pas parfaitement oblongue : les deux parois longitudinales s’inclinaient légèrement en décrivant deux courbes parallèles tandis qu’angles et moindres recoins étaient soulignés de moulures aux formes voluptueusement rebondies. Le fond de l’affaire est qu’il aurait été certes considérablement plus facile et pratique de construire la cabine comme une banale salle tridimensionnelle oblongue mais que ses concepteurs se seraient sentis seuls. Telle quelle, elle semblait superbement bien pensée, avec ses grands écrans vidéo surplombant panneaux de contrôle et systèmes de guidage sur la paroi concave et ses imposantes batteries d’ordinateurs encastrés dans le mur convexe. Dans un coin, se trouvait un robot assis, avachi, sa tête d’acier brossé brillant ballant mollement entre ses genoux d’acier brossé brillant. Lui aussi, il était flambant neuf mais, nonobstant sa construction magnifique et son poli sans défaut, il donnait vaguement l’impression que certains éléments de son corps plus ou moins humanoïde ne collaient pas tout à fait. En fait, ils collaient parfaitement bien mais quelque chose dans son port suggérait qu’ils auraient pu coller mieux.
Zaphod Beeblebrox arpentait nerveusement la cabine en effleurant les accessoires luisants avec des gloussements d’excitation.
Trillian était assise, penchée sur un tas d’instruments dont elle déchiffrait les indications. La sonorisation transmettait sa voix dans tout le vaisseau : Cinq contre un, en baisse… quatre contre un en baisse… trois contre un… deux… un… facteur d’improbabilité ramené à un contre un… nous avons regagné la normalité, je répète : nous avons regagné la normalité.
Elle coupa son microphone – puis le ralluma, avec un léger sourire, et rajouta : Tout ce à quoi vous pourrez donc être désormais confronté sera votre problème personnel. Détendez-vous, je vous prie. On va venir incessamment vous rechercher.
Zaphod s’exclama, embêté :
— Qui est-ce, Trillian ?
L’intéressée pivota sur son siège pour lui faire face et répondit :
— Rien que deux types que nous avons apparemment ramassés en plein espace. Section ZZ/9 du Pluriel Z d’Alpha.
— Ouais, eh bien, c’est une fort charmante attention, Trillian, se plaignit Zaphod, mais pensez-vous franchement qu’elle soit appropriée, compte tenu des circonstances ? Je veux dire, on est en fuite et tout ça, on doit avoir aux trousses à l’heure qu’il est la moitié des flics de la Galaxie, et on s’arrête pour ramasser des astrostoppeurs. O.K. : pour le panache, dix sur dix, mais question jugeote : c’est dix millions en dessous de zéro, compris ?
Il frappa le tableau des commandes avec humeur. Trillian écarta doucement sa main avant qu’il n’écrase quelque chose d’important. Quelles que puissent être les qualités d’esprit de Zaphod – frime, suffisance, vanité – il était fonctionnellement stupide et n’aurait pas eu de mal à faire sauter le vaisseau avec un geste maladroit. Trillian en était venue à soupçonner que toute la réussite de sa folle existence provenait surtout de ce qu’il n’avait jamais bien saisi la signification de ses actes.
— Zaphod, expliqua-t-elle avec patience, ils étaient en train de flotter sans aucune protection dans l’espace… vous n’auriez pas voulu qu’ils meurent, quand même ?
— Eh bien, vous savez… non. Non, pas exactement mais…
— Pas exactement ? Qu’ils ne meurent pas exactement ? Mais… ?
Trillian pencha la tête.
— Ben, peut-être que quelqu’un d’autre aurait pu les ramasser plus tard.
— Une seconde de plus et ils étaient morts.
— Ouais, il aurait suffi que vous réfléchissiez un peu plus au problème pour qu’il se trouve réglé.
— Vous auriez été content de les laisser mourir ?
— Ben, enfin, pas exactement content, non, mais…
— De toute façon, reprit Trillian en se retournant vers les commandes, je ne les ai pas ramassés.
— Comment ça ? Mais alors, qui les a ramassés ?
— Le vaisseau.
— Hein ?
— Le vaisseau. Tout seul.
— Hein ?
— Pendant que nous étions en phase de génération d’improbabilité.
— Mais c’est impossible.
— Non, Zaphod : simplement très très improbable.
— Euh, ouais.
— Écoutez, Zaphod, lui dit-elle en lui tapotant le bras, ne vous inquiétez pas au sujet de ces étrangers. Ce ne sont que deux pauvres types, je suppose. Je vais envoyer le robot les chercher et nous les remonter. Eh ! Marvin !
Dans le coin, la tête du robot se releva en sursaut mais se mit alors à branler imperceptiblement. Puis l’androïde se dressa en donnant l’impression de peser plusieurs kilos de plus que son poids réel et fit un effort, que tout observateur extérieur aurait qualifié d’héroïque, pour traverser la pièce. Il s’immobilisa devant Trillian, avec l’air de regarder à travers son épaule gauche.
— Je crois de mon devoir de vous informer que je me sens extrêmement déprimé, annonça-t-il d’une voix basse et désespérée.
— Oh par Zarquon ! marmonna Zaphod en s’effondrant dans un fauteuil.
— Eh bien, compatit Trillian sur un ton enjoué, voilà de quoi vous occuper l’esprit en l’empêchant de vagabonder.