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Le bulldozer devant la fenêtre de la cuisine était du genre énorme.

Il le contempla.

« Jaune », remarqua-t-il, avant de retourner, pesamment, s’habiller dans sa chambre.

Passant devant la salle de bains, il s’y arrêta pour boire un grand verre d’eau, puis un second. Il commençait à se demander s’il n’avait pas une cuite. Pourquoi donc une cuite ? Aurait-il bu la veille au soir ? Il fallait bien l’admettre. Il jeta un coup d’œil dans la glace. « Jaune », se dit-il et, pesamment, il gagna la chambre.

Il s’arrêta et réfléchit. Le pub. Ah mince, le pub ! Il lui revenait vaguement de s’être mis en colère pour quelque chose, semblait-il, d’important. Il avait dû en parler aux gens en long et en large : ce qui lui revenait le plus nettement, maintenant, c’était les regards vitreux des autres clients. Une histoire de nouvelle déviation qu’il venait tout juste de découvrir. C’était dans l’air depuis des mois, seulement personne ne semblait au courant. Ridicule. Il s’aspergea d’eau. Il décida que tout ceci se réglerait de soi-même : personne ne voulait de cette déviation, le conseil municipal n’avait absolument pas lieu de camper ainsi sur ses positions ; tout cela se réglerait tout seul. Mais Dieu quelle gueule de bois ça lui avait quand même valu ! Il se contempla dans la glace de l’armoire. Il tira la langue. « Jaune », constata-t-il. Ce mot jaune lui trottait dans la tête ; ça lui évoquait quelque chose.

Quinze secondes plus tard il était dehors, allongé devant un gros bulldozer jaune qui remontait l’allée du jardin.

M. L. Prosser n’était, comme on dit, qu’un homme. En d’autres termes, c’était une forme de vie bipède, fondée sur le cycle du carbone, et descendant du singe. Plus précisément, l’homme avait la quarantaine, de l’embonpoint, l’air minable et il travaillait pour la municipalité. Chose curieuse, quoiqu’il l’ignorât, c’était également un authentique descendant en ligne directe de Gengis Khan – par la branche mâle, même si la succession des générations et des croisements raciaux avait brouillé ses gènes au point qu’il ne présentait aucun trait mongoloïde et ne gardait pour seul vestige de son formidable ancêtre qu’une taille nettement rebondie et un certain penchant pour les petites toques de fourrure.

Il n’avait rien d’un fier guerrier : en fait, c’était un homme énervé et soucieux. Et, aujourd’hui, il était particulièrement énervé et soucieux car quelque chose clochait sérieusement dans son boulot – lequel consistait à veiller à ce que la maison d’Arthur Dent eût bien débarrassé le plancher d’ici le soir.

— Laissez donc tomber, monsieur Dent, lui expliquait-il. Vous savez bien que vous ne gagnerez pas. Vous ne pouvez pas rester éternellement couché devant ce bulldozer.

Il essaya bien de lui jeter un regard incendiaire mais sans aucun succès. Arthur, qui gisait toujours dans la boue, lui gargouilla :

— Chiche ! On verra bien qui rouillera le premier.

— J’ai bien peur que vous ne soyez obligé d’accepter, dit M. Prosser, agrippant sa toque pour la faire tourner sur son crâne. « Cette déviation doit être construite et elle sera construite.

— Première fois que j’en entends parler, remarqua Arthur. Et pourquoi faut-il la construire ?

M. Prosser brandit d’abord un doigt dans sa direction puis, s’immobilisant, il laissa retomber la main.

— Que voulez-vous dire : « Pourquoi faut-il la construire » ? C’est une déviation. Et il faut toujours construire des déviations.

Les déviations sont ces dispositifs permettant à certaines personnes de se précipiter à fond de train du point A au point B tandis que d’autres personnes en font de même mais du point B au point A. Les gens qui vivent au point C, exactement situé à mi-chemin, ont souvent tendance à se demander ce qu’a de particulier le point A pour que tant de gens du point B aient envie de s’y rendre et ce qu’a de particulier le point B pour que tant de gens du point A aient envie de s’y rendre. Bien souvent ils préféreraient que les gens décident une bonne fois pour toutes où diable ils ont envie de se fixer.

M. Prosser quant à lui voulait être au point D. Le point D n’était nulle part en particulier, c’était tout au plus n’importe quel point très, très éloigné des points A, B et C. Il y posséderait un gentil petit cottage avec des haches suspendues au-dessus de la porte d’entrée et passerait agréablement son temps au point E qui serait le pub le plus proche du point D. Sa femme bien entendu préférait les roses trémières mais lui, il voulait des haches. Il ne savait pas pourquoi mais il aimait les haches. Un point c’est tout. Il se sentit devenir tout rouge devant le sourire narquois des conducteurs de bulldozers.

Il se dandina d’un pied sur l’autre sans pour autant trouver de position confortable. À l’évidence, quelqu’un avait fait preuve d’une navrante incompétence et il priait Dieu que ce ne fût pas lui.

M. Prosser reprit :

— Vous aviez tout loisir pour émettre suggestions et réclamations en temps opportun, vous savez.

— En temps opportun ? glapit Arthur. En temps opportun ? La première fois que j’en ai entendu parler, c’est quand un ouvrier s’est pointé hier chez moi. Je lui ai demandé s’il venait pour faire les vitres et il m’a répondu que non il venait démolir la maison. Bien sûr, il ne me l’a pas dit tout de go. Que non ! Il a d’abord fait une ou deux fenêtres et m’a tapé de cinq livres. Ce n’est qu’après qu’il me l’a dit.

— Mais monsieur Dent, cela fait neuf mois que les plans sont disponibles au cadastre.

— Oh ! oui, sitôt que je l’ai su, j’ai foncé les consulter, hier après-midi. On ne peut pas dire que vous vous décarcassiez pour attirer l’attention dessus. Je ne sais pas, par exemple, vous pourriez l’annoncer partout…

— Mais ces plans sont exposés…

— Exposés ? J’ai dû finalement descendre à la cave pour les dénicher.

— C’est effectivement la salle d’exposition.

— Et avec une torche.

— Ah ! Sans doute les lumières avaient-elles sauté !

— L’escalier aussi.

— Bon. Mais écoutez, vous avez trouvé l’avis d’expropriation, non ?

— Oui, reconnut Arthur. Oui, je l’ai trouvé : Il était placardé dans le fond d’un classeur fermé à clé, coincé dans des lavabos désaffectés avec sur la porte la mention : Gare au léopard.

Un nuage passa, jetant son ombre sur un Arthur Dent relevé sur un coude dans la glaise glaciale, jetant son ombre sur la maison d’Arthur Dent que M. Prosser considérait, le sourcil froncé :

— On ne peut pas dire que cette maison soit particulièrement belle.

— Je suis désolé, mais il se trouve que je l’aime bien.

— Vous aimerez la déviation.

— Oh ! fermez-la ! dit Arthur Dent. Fermez-la et fichez le camp, vous et votre foutue déviation. Votre argument ne tient pas debout et vous le savez fort bien.

La bouche de M. Prosser s’ouvrit et se referma plusieurs fois de suite tandis que lui venaient à l’esprit, inexplicables mais terriblement attirantes, des visions de la maison d’Arthur Dent consumée par les flammes tandis que l’intéressé s’échappait de la fournaise en hurlant, avec au moins trois grosses lances fichées dans le gras du dos. M. Prosser était souvent hanté par ce genre de visions qui le rendaient extrêmement nerveux. Il en resta quelque peu décontenancé puis se ressaisit.

— Monsieur Dent.

— Oui ?

— Voici quelques faits précis pour votre gouverne. Avez-vous la moindre idée des dégâts que pourrait subir ce bulldozer si d’aventure je le laissais vous passer dessus.

— Non.