— Oh ? L’androïde paranoïde ? Ouais, on le prend.
— Mais qu’est-on censés faire d’un robot maniaco-dépressif ?
— Vous croyez avoir des problèmes », intervint Marvin, avec le même air que s’il s’adressait à un cercueil fraîchement occupé, « mais qu’est-on censé faire lorsqu’on est, soi-même, un robot maniaco-dépressif ? Non, ne vous fatiguez pas à me répondre, je suis cinquante mille fois plus intelligent que vous et pourtant même moi, j’ignore la réponse. Ça me flanque la migraine rien qu’à m’abaisser à essayer de penser à votre niveau.
Sur ces entrefaites, Trillian jaillit de la porte de sa cabine, en criant :
— Mes souris blanches se sont échappées !
Une expression de profonde tristesse mêlée d’inquiétude manqua totalement de se peindre sur l’un et l’autre visages de Zaphod :
— Je m’en tape de vos souris blanches.
Trillian le fusilla d’un regard furieux avant de disparaître à nouveau.
Sa remarque aurait sans doute soulevé davantage l’attention, à condition qu’eût été plus généralement admise l’idée que les êtres humains n’étaient en fait que la troisième forme de vie intelligente sur Terre et non pas (comme il était généralement admis par une majorité d’observateurs impartiaux) la seconde.
— Bon après-midi les enfants !
La voix était bizarrement familière bien que curieusement différente. Elle avait un petit côté matriarcal.
Elle se fit connaître aux membres de l’équipage sitôt qu’ils furent devant la porte du sas qui allait s’ouvrir sur la surface de la planète.
Ils s’entre-regardèrent avec perplexité.
— C’est l’ordinateur, expliqua Zaphod. J’ai découvert qu’en cas d’urgence il disposait d’une personnalité de secours et j’avais pensé que celle-ci marcherait mieux…
— Eh bien, voilà, vous allez passer votre première journée sur une étrange nouvelle planète, continuait la nouvelle voix d’Eddie, alors je veux vous voir tous chaudement vêtus… et que je ne vous voie pas jouer avec de vilains monstres aux yeux pédonculés, n’est-ce pas !
Zaphod tapa sur la porte avec impatience.
— Désolé, mais je crois qu’on serait mieux servis avec une règle à calcul.
— Parfait ! coupa l’ordinateur. Qui a dit ça ?
— Vas-tu, s’il te plaît, nous ouvrir le sas de sortie, l’ordinateur ? dit Zaphod en essayant de ne pas se mettre en colère.
— Pas avant que celui qui a dit ça ne se dénonce, insista l’ordinateur, résolument obtus.
— Oh par Zarquon ! marmonna Ford, appuyé contre une cloison. Il commença à compter jusqu’à dix. Il était désespérément inquiet à l’idée qu’un jour les formes de vie intelligentes puissent ne plus en être capables : c’est seulement en continuant de compter que les hommes pourraient démontrer leur indépendance vis-à-vis des ordinateurs.
— Allons, dit Eddie, buté.
— Ordinateur ! commença Zaphod…
— J’attends ! coupa Eddie. J’attendrai toute la journée s’il le faut…
— Ordinateur… ! » redit Zaphod, après avoir essayé de trouver un raisonnement subtil pour lui clouer le bec et décidé finalement de ne pas s’embêter à vouloir rivaliser avec lui sur son propre terrain, « si tu n’ouvres pas à l’instant la porte de ce sas, je m’en vais illico voir ta mémoire centrale et la reprogrammer avec une grosse hache, vu ?
Choqué, Eddie marqua une pause pour considérer la chose.
Ford continuait de compter calmement : c’est indubitablement le comportement le plus agressif qu’on puisse imaginer d’exprimer devant un ordinateur – un peu comme de se planter devant quelqu’un en lui répétant sans cesse : du sang, du sang, du sang, du sang…
Finalement, Eddie l’Ordinateur dit avec calme :
— Je constate que nous allons devoir travailler sur nos rapports », et sur ce, le sas s’ouvrit.
Un vent glacial les fouetta, ils se couvrirent frileusement puis descendirent la rampe vers la poussière dénudée de Magrathea.
— Tout cela finira dans les larmes, je le sens, cria derrière eux Eddie avant de refermer le sas.
Quelques minutes plus tard, il rouvrit le sas et le referma une nouvelle fois, en réponse à un ordre qui le prit entièrement par surprise.
Chapitre 20
Cinq silhouettes erraient lentement sur la plaine désolée. Par endroits, celle-ci était d’un gris morne, par endroits d’un brun morne, et pour le reste, passablement inintéressante à contempler. C’était comme un marécage asséché, maintenant dépourvu de toute végétation et recouvert d’une couche de poussière de près de trois centimètres. Il faisait très froid.
Zaphod se sentait très nettement déprimé par tout ceci. Il restait à la traîne et bientôt disparut de vue derrière une petite butte.
Le vent démangeait les yeux et les oreilles d’Arthur, et l’air rance et raréfié lui brûlait la gorge. Pourtant, ce qui le démangeait le plus, c’était la cervelle :
— C’est fantastique… », et sa propre voix lui écorcha les oreilles. Le son portait mal dans cette atmosphère ténue.
— Un trou perdu, si vous voulez mon avis, dit Ford. « On se marrerait plus au fond d’une litière pour chat.
Il sentait croître son irritation. Parmi toutes les planètes de tous les systèmes de toute la Galaxie – dont tant s’avéraient exotiques et sauvages et si grouillantes de vie – il fallait qu’il tombe justement dans ce trou, après quinze ans d’exil ! Même pas un marchand de hot-dogs en vue ! Il s’accroupit, recueillit une motte de terre froide mais il n’y avait rien en dessous qui vaille la peine de traverser des milliers d’années-lumière.
— Non, insistait Arthur, mais vous ne comprenez donc pas ! c’est la première fois que je foule le sol d’une autre planète… d’un monde entièrement étranger… ! Dommage quand même que ce soit un tel trou !
Trillian croisa les bras, frissonna, et fronça les sourcils : elle aurait juré avoir aperçu du coin de l’œil un léger mouvement inattendu mais lorsqu’elle regarda dans cette direction, tout ce qu’elle put découvrir c’était l’astronef, immobile et silencieux, à quelques centaines de mètres derrière eux.
Elle fut soulagée d’apercevoir Zaphod quelques secondes plus tard, debout au sommet de la butte, et qui leur faisait signe de venir les rejoindre.
Il paraissait surexcité mais ils ne purent distinctement entendre ce qu’il disait à cause du vent et de la raréfaction de l’atmosphère.
À l’approche du sommet de la crête, ils purent s’apercevoir qu’elle semblait circulaire – un cratère d’environ cent cinquante mètres de diamètre. Sur son pourtour, le sol en pente était éclaboussé de fragments noirs et rouges. Ils s’arrêtèrent pour en examiner un. C’était humide. C’était collant.
Avec horreur, ils s’aperçurent soudain que c’était de la chair de cachalot toute fraîche.
Sur la crête du cratère, ils retrouvèrent Zaphod.
— Regardez, leur dit-il en indiquant l’intérieur.
Au centre gisait le cadavre éclaté d’un cachalot solitaire qui n’avait pas vécu assez longtemps pour avoir le temps de se plaindre de son sort. Le silence était seulement troublé par les petits spasmes involontaires jaillis de la gorge de Trillian.
— Je suppose qu’il est inutile d’essayer de l’enterrer, murmura Arthur – pour regretter aussitôt d’avoir dit ça.
— Venez, dit Zaphod en repartant vers le fond du cratère.
— Quoi ? Là-dedans ! s’écria Trillian, avec un net dégoût.