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— Absolument aucun, dit M. Prosser avant de se détourner avec emphase en se demandant avec nervosité pourquoi dans sa pauvre cervelle mille cavaliers velus lui criaient dessus.

Absolument aucun : tel était, par une coïncidence curieuse, le degré de soupçon que pouvait avoir un Arthur Dent descendu du singe, que l’un de ses amis les plus proches n’en descendît pas lui-même mais fût en réalité natif de quelque petite planète aux confins de Bételgeuse et non pas de Guildford comme il avait coutume de le proclamer.

Arthur Dent n’avait jamais, au grand jamais, soupçonné cela.

Cet ami était pour la première fois arrivé sur la Terre quelque quinze années terrestres plus tôt et il avait travaillé dur pour se fondre dans la société terrienne avec – il faut bien l’admettre – un certain succès. Ainsi avait-il passé ces quinze années à jouer les acteurs au chômage, ce qui était des plus plausibles.

Il avait commis toutefois une maladresse, faute d’un temps de préparation suffisant. Les informations qu’il avait recueillies l’avaient en effet conduit à se choisir « Ford Prefect » comme patronyme, croyait-il, passablement passe-partout.

D’une taille passablement normale, les traits affirmés même s’ils n’étaient pas spécialement fins, le cheveu bouclé et ébouriffé, les tempes dégagées, la peau comme tirée en arrière depuis le nez : il y avait en lui quelque chose de légèrement bizarre mais il était difficile de dire quoi. Peut-être était-ce que ses yeux semblaient ne pas cligner assez souvent, si bien que lorsque vous lui parliez, au bout d’un moment les larmes finissaient par vous venir. Peut-être aussi était-ce à cause de ce sourire un peu trop large qui donnait aux gens l’impression crispante que l’homme allait leur sauter à la gorge. La plupart des amis qu’il s’était faits sur Terre le considéraient comme un excentrique mais du genre inoffensif : un ivrogne original aux habitudes fantasques. Par exemple, il lui arrivait souvent de débouler à l’improviste dans les soirées d’universitaires, de s’y saouler méchamment avant de commencer à se foutre de tous les astrophysiciens qu’il pouvait dénicher jusqu’à ce qu’on soit obligé de le jeter dehors.

Il était pris parfois de bizarres accès de distraction et contemplait le ciel, comme hypnotisé, jusqu’à ce qu’on vienne lui demander ce qu’il cherchait. Alors il sursautait l’air coupable avant de se détendre et de répondre dans un sourire : « Oh ! juste des soucoupes volantes ! » et tout le monde de rire de sa plaisanterie et de lui demander quel genre de soucoupe il cherchait donc.

« Les vertes ! » répondait-il alors avec un sourire mauvais, avant d’éclater de rire puis de se ruer vers le bar le plus proche pour y payer un nombre considérable de tournées.

Les soirées de ce genre finissaient généralement mal : Ford se pétait la tronche au whisky, s’avachissait dans un coin avec une fille et commençait à lui expliquer en phrases pâteuses que franchement la couleur des soucoupes volantes n’avait pas tant d’importance que ça.

On le retrouvait souvent par la suite, titubant, à demi paralytique dans les rues enténébrées et demandant aux agents s’ils connaissaient le chemin de Bételgeuse. Les agents lui disaient en général quelque chose du genre : « Vous ne croyez pas qu’il serait temps de rentrer chez vous, monsieur ?

— J’essaie, mon pote, j’essaie », répondait alors invariablement Ford en ces occasions.

En fait, ce qu’il cherchait réellement en contemplant distraitement les cieux, c’était bien une soucoupe volante, quelle que soit sa couleur. S’il disait verte, c’était à cause de la livrée spatiale traditionnelle des éclaireurs commerciaux de Bételgeuse.

Il lui tardait de voir bientôt arriver quelque soucoupe volante car quinze ans c’est long lorsqu’on est paumé quelque part, surtout quand ce quelque part s’avère aussi désespérément ennuyeux que la Terre.

Ford souhaitait voir bientôt arriver une soucoupe car il avait le coup pour les faire se poser et le prendre en stop. Il savait s’y prendre pour visiter les Merveilles de l’Univers avec moins de trente dollars altaïriens par jour.

En fait, Ford Prefect était un enquêteur itinérant pour le compte de cet ouvrage en tout point remarquable qu’est Le Guide du routard galactique.

Les êtres humains ont de grandes facultés d’adaptation, et, dès l’heure du déjeuner, la vie dans les environs de la maison d’Arthur avait repris son rythme régulier. On avait admis que le rôle d’Arthur consistait à rester couché dans la boue en réclamant épisodiquement son avocat, sa mère ou un bon bouquin ; on avait admis que le rôle de M. Prosser consistait à essayer épisodiquement sur Arthur quelque nouvelle ruse telle que : le Discours sur le Bien Public ou le Discours sur le Progrès en Marche ou le coup du On-m’a-démoli-moi-aussi-ma-maison-vous-savez, celui du Je-ne-regrette-rien et autres cajoleries et menaces ; et l’on avait admis que le rôle des conducteurs de bulldozer était de rester assis à boire du café tout en épluchant les règlements syndicaux pour y trouver le moyen de retourner la situation à leur mutuel avantage.

La Terre se mouvait lentement dans sa course diurne.

Le soleil commençait à dessécher la boue dans laquelle marinait Arthur.

Une ombre s’interposa de nouveau.

Arthur leva la tête et, clignant des yeux dans le contre-jour, aperçut avec surprise, debout au-dessus de lui, Ford Prefect.

— Ford ! Salut ! Comment va ?

— Bien, dit Ford. Dis-moi, tu es occupé ?

— Si je suis occupé ! s’exclama Arthur. Eh bien, je me retrouve obligé de rester couché devant tout un tas de bulldozers et de trucs sinon ils vont me démolir ma maison mais ceci mis à part… non, pas spécialement ; pourquoi ?

Le sarcasme étant chose inconnue sur Bételgeuse, il arrivait souvent à Ford Prefect de ne pas le remarquer s’il ne faisait pas un effort de concentration. Il répondit :

— Bon. Y a-t-il un endroit où nous pourrions causer ?

— Quoi ? dit Arthur Dent.

Durant quelques secondes, Ford parut l’ignorer, fixant avec attention le ciel, l’air d’un lapin cherchant à se faire écrabouiller par une voiture. Puis soudain, il s’accroupit auprès d’Arthur :

— Il faut qu’on parle, dit-il d’un ton pressant.

— Parfait, dit Arthur. Parlons.

— Et qu’on boive, ajouta Ford. Il est d’une importance vitale que nous puissions parler et boire. Maintenant, allons au pub du village.

À nouveau, il regarda vers le ciel, nerveux, dans l’expectative.

— Écoute, tu ne comprends donc pas ? hurla Arthur. Il désignait Prosser. « Cet homme veut démolir ma maison !

Ford le contempla, perplexe.

— Eh bien, il peut fort bien le faire en ton absence, non ?

— Mais c’est que je ne veux pas qu’il le fasse !

— Ah !

— Écoute, qu’est-ce qui ne va pas, Ford ?

— Rien, rien du tout. Voilà : il faut que je t’annonce la chose la plus importante que tu n’aies jamais entendue. Il faut que je te le dise tout de suite et que je te le dise dans la salle du Cheval et l’Écuyer.

— Mais pourquoi ?

— Parce que tu vas avoir besoin d’un truc très raide.

Ford dévisagea Arthur, et Arthur sentit non sans surprise sa volonté commencer à faiblir. Il ignorait que c’était à cause d’un vieux truc de buveur que Ford avait appris à jouer dans ces ports de l’hyperespace qui desservent les mines de madranite dans la ceinture d’Orion Bêta.

Ce jeu, qui n’était pas sans rappeler le bras de fer, se jouait ainsi : les deux participants s’attablaient l’un en face de l’autre, chacun derrière un verre.