Entre eux deux on plaçait une bouteille d’Esprit-d’Nos-Aïeux (tel qu’immortalisé par cet antique chant des mineurs d’Orion : Non me servez plus d’Esprit-d’Nos-Aïeux / Plus question de boir’ d’Esprit-d’Nos-Aïeux / Ou ma têt’ va partir-reu / Ma langu’ fair’ des nœuds / Mes-z-yeux vont rôtir-reu / Et je vais mourir-reu / Allez r’mettez m’en donc un peu / D’ce sacré tordu d’Esprit-d’Nos-Aïeux).
Chacun des deux joueurs bandait alors toute sa volonté pour tenter de renverser la bouteille afin d’emplir le verre de son adversaire – qui se voyait alors contraint de le boire.
On remplissait de nouveau la bouteille. Et le jeu recommençait. Et ainsi de suite.
Une fois que vous aviez commencé à perdre, il y avait des chances que cela continue car l’un des effets de l’Esprit-d’Nos-Aïeux est d’affaiblir le pouvoir télépsychique.
Dès qu’avait été consommée une quantité prédéterminée, le perdant devait accomplir un gage, le plus souvent d’un caractère biologiquement obscène.
Le plus souvent Ford Prefect jouait pour perdre.
Ford dévisageait un Arthur qui commençait à se dire qu’après tout il avait effectivement envie d’aller au Cheval et l’Écuyer.
— Mais que fait-on avec ma maison ?… demanda-t-il sur un ton plaintif.
Ford lança un regard vers M. Prosser et brusquement lui vint une idée biscornue :
— Il a envie d’abattre ta maison ?
— Oui, il veut construire à la place…
— Et il ne peut pas parce que tu es allongé devant son bulldozer.
— Oui et…
— Je suis sûr qu’on peut trouver une solution, dit Ford et il cria : « Excusez-moi !
M. Prosser (qui était en discussion avec un porte-parole des chauffeurs de bulldozer pour savoir si oui ou non le cas Arthur Dent relevait de la psychiatrie et, dans l’affirmative, combien il faudrait les payer) tourna la tête. Il parut surpris et légèrement inquiet de voir qu’Arthur avait de la compagnie.
— Oui, bonjour ! lança-t-il à son tour. M. Dent serait-il enfin revenu à la raison ?
— Pouvons-nous – pour l’instant – admettre que ce n’est pas le cas ? répondit Ford.
— Eh bien ? soupira M. Prosser.
— Et pouvons-nous également admettre qu’il est bien parti pour rester planté là toute la journée.
— Et alors ?
— Alors, tous vos hommes vont rester eux aussi toute la journée ici à ne rien faire ?
— Ça se pourrait, ça se pourrait.
— Eh bien, si vous avez une bonne fois pour toutes décidé d’agir ainsi, vous n’avez en fait aucun besoin qu’il reste allongé là en permanence, n’est-ce pas ?
— Comment ?
— Vous n’avez pas vraiment besoin de lui, reprit Ford sur un ton patient.
M. Prosser réfléchit à la chose.
— Eh bien, non, pas vraiment, finit-il par concéder, « je n’en ai pas exactement besoin…
Prosser était embêté : il avait l’impression que l’un d’entre eux ne tournait pas très rond. Mais Ford poursuivait :
— Alors, si vous considérez comme acquis qu’il est effectivement là, nous pourrions, lui et moi, nous éclipser une demi-heure jusqu’au pub. Cela vous semble comment ?
M. Prosser en pensait que ça lui semblait parfaitement débile :
— Voilà qui me semble parfaitement raisonnable…, dit-il d’un ton de voix rassurant, non sans se demander qui il voulait bien rassurer.
— Et si vous voulez vous-même y faire un saut pour prendre un verre, reprit Ford, on pourra toujours vous garder la place à notre tour.
— Merci beaucoup, répondit M. Prosser qui n’y comprenait plus rien, merci beaucoup, oui, c’est très aimable à vous…
Il fronça les sourcils, puis sourit, puis essaya de faire les deux à la fois, échoua, porta la main à sa toque et se mit à la tourner sur son crâne. Tout au plus pouvait-il supposer qu’il venait de gagner la partie. Mais Ford Prefect poursuivait :
— Dans ce cas, si vous voulez bien approcher et simplement venir vous allonger ici…
— Quoi ? dit M. Prosser.
— Ah ! je suis désolé ! dit Ford, peut-être ne me suis-je pas parfaitement fait comprendre : il faut bien que quelqu’un reste allongé devant ces bulldozers, n’est-ce pas ? Sinon, rien ne les empêchera de foncer dans la maison de M. Dent, pas vrai ?
— Quoi ? répéta M. Prosser.
Ford lui expliqua :
— C’est fort simple : mon client, M. Dent, dit qu’il cessera de gésir ici même dans la boue à la seule et unique condition que vous veniez l’y remplacer.
— Qu’est-ce que vous racontez ? intervint Arthur mais, de la pointe du pied, Ford lui intima de se taire.
— Vous voulez, dit Prosser en se répétant cette nouvelle idée, que je vienne m’allonger là…
— Oui.
— Devant le bulldozer.
— Oui.
— À la place de M. Dent.
— Oui.
— Dans la boue.
— Dans la, comme vous dites, boue.
Sitôt que M. Prosser eut compris qu’il était en définitive le perdant dans cette affaire, ce fut comme si un poids avait quitté ses épaules : voilà qui ressemblait plus à son univers habituel.
Il soupira :
— Moyennant quoi, vous emmènerez avec vous M. Dent au pub ?
— C’est cela, répondit Ford, c’est cela même.
Nerveux, M. Prosser avança de quelques pas, s’immobilisa et dit :
— Promis ?
— Promis, et Ford se tourna vers Arthur : « Allons, lève-toi et laisse monsieur s’allonger.
Arthur se releva, comme dans un rêve.
Ford fit signe à Prosser lequel, tristement, gauchement, vint s’asseoir dans la gadoue. Il avait l’impression que toute sa vie n’était qu’une sorte de rêve et parfois il se demandait qui pouvait bien prendre plaisir à rêver de pareilles choses.
La boue se referma sur ses bras et son derrière, s’infiltra dans ses chaussures.
Ford le considéra, l’air sévère :
— Et pas question de démolir en cachette la maison de M. Dent pendant son absence, d’accord ?
Tout en s’allongeant, M. Prosser marmonna qu’il n’avait pas même envisagé l’idée que le commencement d’une telle pensée pût jamais lui effleurer l’esprit.
Il vit approcher le délégué syndical des chauffeurs de bulldozer et laissa retomber sa tête en fermant les yeux. Il essayait de recenser ses arguments tendant à prouver qu’il ne constituait pas lui-même à son tour un cas relevant de la psychiatrie.
Il était loin de pouvoir l’assurer – son esprit lui semblait empli de bruits et de fumée, envahi de chevaux et empuanti par l’odeur du sang. Cela lui arrivait toujours lorsqu’il se sentait malheureux ou contrarié sans qu’il n’ait jamais pu se l’expliquer. Dans quelque dimension supérieure dont nous ne savons rien, le grand Khan hurlait de rage mais M. Prosser se contentait, lui, de trembler légèrement et de gémir. Il commençait à sentir monter le picotement des larmes derrière ses paupières. Les erreurs de la bureaucratie, les râleurs dans la gadoue, les étrangers insondables qui vous servaient d’inexplicables humiliations, avec en prime une armée de cavaliers non identifiés qui venaient se foutre de lui sous son crâne – quelle journée !
Quelle journée. Ford Prefect se moquait comme d’une paire de rognons de coyote de savoir si oui ou non on allait démolir la maison d’Arthur.
Arthur n’était pas rassuré :
— Mais tu crois qu’on peut lui faire confiance ?
— Je suis personnellement prêt à lui faire confiance jusqu’à la fin du monde, affirma Ford.
— Ah ! oui, et ça fait loin, ça ?
— Une douzaine de minutes. Allez viens, j’ai besoin de boire un bon coup.