Ford Prefect était en ce moment même soumis à une tension extrême et lui, il était né à six cents années-lumière d’ici, aux confins de Bételgeuse.
Le barman oscilla quelques instants, frappé de plein fouet par cette impression d’immensité, aussi violente qu’incompréhensible. Il ignorait ce que cela signifiait mais n’en regarda pas moins Ford Prefect avec un nouveau sentiment de respect, voire de terreur.
— Êtes-vous sérieux, monsieur ? dit-il dans un timide murmure qui eut pour effet de faire taire toute la salle. « Vous pensez que la fin du monde arrive ?
— Oui, dit Ford.
— Mais… cet après-midi ?
Ford s’était ressaisi. Il se sentait à présent particulièrement désinvolte.
— Oui, répondit-il avec entrain. Dans moins de dix minutes, d’après moi.
Le barman ne pouvait croire à cette conversation mais il ne pouvait non plus croire à l’impression qu’il venait de ressentir.
— Alors il n’y a rien à y faire ?
— Non, rien, dit Ford en se bourrant les poches de sachets de cacahuètes.
Dans le bar silencieux, une voix éraillée partit d’un rire soudain devant cet étalage de stupidités.
Le voisin de Ford au comptoir était à présent quelque peu abruti. Il leva vers lui un regard incertain.
— Je croyais, commença-t-il, que le jour de la fin du monde, on était censés se coucher par terre en se cachant la tête dans un sac en papier ou un truc dans le genre.
— Vous pouvez toujours, si ça vous chante, répondit Ford.
— C’est ce qu’on nous avait recommandé à l’armée », et les yeux de l’homme reprirent leur long cheminement en direction du whisky.
— Ça peut aider ? s’enquit le barman.
— Non, dit Ford, et il lui adressa un sourire amical. « Excusez-moi mais il faut que je parte.
Et après un geste de la main, il sortit.
Le silence se prolongea quelques instants encore dans le pub et puis l’homme au rire rauque remit ça. C’était passablement gênant. La fille qu’il avait traînée avec lui en était venue à le détester franchement depuis une heure et sans doute aurait-elle été ravie de savoir que d’ici une minute et demie l’individu s’évaporerait en une bouffée d’hydrogène, d’ozone et de monoxyde de carbone. À ce moment-là toutefois, elle serait malheureusement personnellement trop occupée à s’évaporer elle-même pour le remarquer.
Le barman se racla la gorge. Il s’entendit lancer : « Vos dernières commandes, s’il vous plaît !
Les gros machins jaunes commencèrent à descendre en prenant de la vitesse.
Ford savait qu’ils étaient là.
Les choses ne tournaient pas du tout comme il l’aurait voulu.
Remontant l’allée, Arthur avait déjà presque atteint sa maison. Il ne remarqua pas le froid soudain, il ne remarqua pas le vent, ni la brutale averse : il vit seulement les bulldozers ramper sur les décombres de ce qui avait été naguère sa maison.
— Bande de barbares ! hurla-t-il. Je poursuivrai le conseil ! Je lui ferai cracher jusqu’au dernier penny ! Je vais vous faire pendre, noyer et écarteler ! Et fouetter ! Et puis ébouillanter… jusqu’à… jusqu’à ce que vous n’en puissiez plus !
Ford lui courut après à toute vitesse. Vraiment à toute vitesse.
— Et après je recommencerai ! continuait de glapir Arthur. « Et quand j’aurai fini, je ramasserai tous les morceaux et je les piétinerai longuement !
Arthur ne remarqua pas que les conducteurs quittaient leurs machines au pas de course ; il ne remarqua pas non plus l’air paniqué de M. Prosser contemplant le ciel. Ce que M. Prosser avait remarqué, lui, c’était que d’énormes machins jaunes avaient surgi des nuages. Des machins jaunes d’une taille pas croyable.
— Et je les piétinerai ! glapissait Arthur, toujours courant, « jusqu’à en avoir des ampoules ou jusqu’à ce que je trouve quelque chose de plus désagréable à leur faire et alors…
Arthur trébucha, s’étala de tout son long, boula et atterrit finalement sur le dos. Il remarqua enfin que quelque chose se passait. Ses doigts pointèrent vers le ciel et il hurla :
— Qu’est-ce que c’est que tout ça ?
En tout cas, ça traversa le ciel dans toute sa jaune monstruosité, ça déchira le ciel avec un bruit assourdissant avant de disparaître dans le lointain en laissant l’air se refermer derrière avec un bang à vous renfoncer les oreilles de plusieurs centimètres dans le crâne.
Un second machin suivit et fit tout bonnement la même chose, simplement en plus fort.
Comment décrire au juste à ce moment le comportement des gens à la surface de la planète, vu que les intéressés eux-mêmes n’auraient su l’expliquer ? Rien ne rimait à rien : se précipiter chez soi ; se ruer hors de chez soi ; crier après ce bruit sans s’entendre soi-même. Sur la Terre entière, les rues des villes s’emplirent de monde, les voitures se carambolèrent, tandis que le bruit tombé du ciel s’éloignait en refluant comme la marée par-dessus collines et vallées, océans et déserts, bruit roulant qui semblait écraser tout ce qu’il atteignait.
Un seul homme demeura debout à contempler le ciel, debout avec au fond des yeux une tristesse terrible et au fond des oreilles des boules Quiès. Il savait très exactement ce qui se passait et l’avait su depuis l’instant où le Sub-Etha Sens-O-Matic l’avait réveillé en sursaut en se mettant à clignoter à côté de lui sur l’oreiller, au beau milieu de la nuit.
Voilà ce qu’il attendait depuis toutes ces années mais lorsque, assis tout seul dans sa chambrette, il avait enfin reconnu la forme du signal, un grand froid l’avait envahi, lui étreignant le cœur. Dans toute l’étendue de la Galaxie, de toutes les races susceptibles de venir dire un petit bonjour à la planète Terre, fallait-il donc que ce soit justement celle des Vogons, avait-il alors songé.
Il savait pourtant ce qu’il lui restait à faire. Au moment précis où le vaisseau vogon le survolait en déchirant les airs, il ouvrit sa sacoche. Il jeta un exemplaire du script de Joseph et sa Merveilleuse Tunique magique en technicolor, il jeta un exemplaire du script de Godspell : là où il se rendait, il n’en aurait pas besoin. Tout était en ordre. Tout était prêt.
Il n’avait pas perdu sa serviette.
Un silence soudain frappa la Terre. À la limite, c’était pire encore que le bruit. Durant un moment, il ne se passa rien. Les grands vaisseaux s’étaient immobilisés dans le ciel, au-dessus de chacune des nations de la Terre. Immobiles ils se tenaient, énormes, massifs, suspendus dans le ciel tel un blasphème contre nature. Sur le coup, bien des gens se retrouvèrent en état de choc pour avoir tenté d’appréhender le spectacle dont ils étaient les témoins : des vaisseaux qui flottaient en plein ciel comme de vraies briques et même mieux que les vraies qui par ailleurs ne flottent pas.
Et il ne se passait toujours rien.
Puis il y eut un infime murmure, un soudain murmure spatial qui emplit l’éther. Partout dans le monde, toutes les chaînes hi-fi, tous les transistors, tous les téléviseurs, tous les magnétocassettes s’allumèrent, tous les caissons de basses, tous les haut-parleurs de médiums et toutes les trompettes d’aigus réagirent.
Chaque boîte de conserve, chaque poubelle, chaque fenêtre, chaque voiture, le moindre verre à vin, la moindre plaque de tôle rouillée se mirent à vibrer comme de parfaites caisses de résonance.