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— Le seul endroit où je suis vraiment tranquille, c’est le studio dont je vais vous faire visiter la collection d’estampes japonaises tout à l’heure, réponds-je. Il est loué sous un autre nom et ne comporte pas le téléphone.

Ne jamais rater l’occasion d’annoncer la couleur. Une femme prévenue en vaut deux. Note que Laure toute seule me suffit pour une première prise de contact.

Je termine ma morue quatre à quatre (ce qui est un crime de lèse-gastronomie car cette morue avait eu une riche idée de passer par chez Lasserre), murmure un mot d’excuse et me dirige vers l’ascenseur capitonné que le chasseur de tout à l’heure manœuvre avec grâce.

Au rez, outre une armada de maîtres d’hôtel loqués pingouins, se trouve un type en livrée bleue de chauffeur qui tient son kébour à la main, par la visière (les officiers de marine, eux, le tiennent sous le bras).

Il s’avance et murmure :

— Vous voulez bien me suivre, monsieur le commissaire ? Monsieur le duc vous attend dans la voiture.

A deux mètres de la sortie (qui sert accessoirement d’entrée), se trouve une Rolls vert bronze. Le driver me déponne une lourde arrière et je m’encadre. A l’intérieur, j’avise un être pas croyable, sorte de hibou naturalisé dont la partie inférieure est recouverte d’un plaid.

Il devrait exister un superlatif au mot vieillard. Le terme ne devrait couvrir qu’une période bien délimitée de l’existence : entre 70 et 90 balais, par exemple, au-delà, on userait d’un autre vocable. On appellerait « ça » un « mathusala », par exemple, voire un « terminus ».

— Montez ! Montez ! monsieur le commissaire, fait une voix qui paraît s’échapper d’un caveau de famille tant elle est voilée, faible et moisie.

Je grimpe dans le carrosse. Le chauffeur referme la portière derrière moi. Il a reçu des instructions (à défaut d’instruction), car il s’éloigne et va bavarder avec le voiturier de Lasserre. L’intérieur de la Rolls est très confusément éclairé par une faible ampoule réservée à la lecture des cartes routières.

— Pardonnez-moi de vous arracher un instant à si ravissante compagnie, dit le mathusala, mais en vous apercevant j’ai eu une incoercible envie de vous parler.

Visage triangulaire, parcheminé et jaune, avec un petit bout de nez en forme de bec, des paupières lourdes sur un regard éteint, des oreilles de chihuahua et pas de lèvres du tout.

Il dégage de sous la couvrante à motifs écossais une patte de poulet que je presse en me retenant de gerber.

Ce terminus me flanque une telle nausée que si je la libérais, il faudrait nettoyer les cuirs de sa Rolls à la lance d’arrosage ! Pour achever, le personnage, voici qu’un chien plus que minuscule sort d’un manchon de fourrure comme les douairières en portaient en sautoir, jadis. Un petit machin blanc à poils longs dont les yeux noirs brillent comme des pépins de fruits exotiques. La bête se met à me flairer la braguette en frétillant.

— C’est une chienne, m’explique le duc.

— Elle est superbe. Quelle race ?

— Bichon maltais.

Moi, franchement, j’en ai rien à secouer de cette bestiole. Cela dit, elle est plus facile à trimbaler qu’un saint-bernard ou un bouvier des Flandres. Je pense très fort à Laure et à ma truffe en feuilleté qui m’attendent, l’une en bouillant d’impatience, l’autre en se refroidissant de langueur. Etre interrompu en pleine jaffe par un monsieur qu’on ne connaît pas, fût-il très vieux, fût-il très duc, n’est guère agréable.

— Si vous vouliez bien me dire en quoi je puis vous être utile, monsieur… ?

— Il paraît que vous êtes un détective de premier ordre, commissaire ?

Le mot « détective » m’amène un sourire amène.

— Ce sont des personnes indulgentes qui vous ont donné cette flatteuse appréciation, monsieur.

— Vous serait-il possible de me consacrer un peu de votre temps pour tenter d’éclaircir une histoire embrouillée ?

— Mon temps appartient à l’Etat, réponds-je avec dignité. Je ne suis pas détective privé, mais commissaire de police.

— Vos scrupules vous honorent et je les apprécie, s’empresse de déclarer le petit mathusala jaunasse. Je pose ma question autrement : si vous preniez huit jours de vacances, accepteriez-vous de procéder à certaines vérifications pour moi, à titre privé, au lieu d’aller faire de la planche à voile dans la baie de Saint-Tropez ?

— La chose est importante ?

— Il s’agit peut-être d’un assassinat.

— En ce cas…

— Oui, je sais, m’interrompt-il d’une voix lasse, en ce cas, c’est à la police officielle d’intervenir ; mais je ne suis pas certain de la chose. Il ne s’agit que d’une hypothèse qui m’est personnelle ; ce que je vous demande c’est de la vérifier. Si vos investigations débouchent sur du positif, alors l’affaire suit un cours normal ; sinon je dis « au temps pour moi » et nous nous séparons bons amis.

— Comme ça, la chose serait envisageable.

Il paraît soulagé. Sa pattoune de volaille emprisonne mon poignet et c’est désagréable.

— Passez me voir chez moi, demande-t-il. Voici ma carte.

Il sort de sa poche supérieure un bristol gravé qu’il avait dû préparer à mon intention. Je l’enfouille sans le lire.

— Quand aimeriez-vous me recevoir, monsieur le duc ?

— Ce soir.

— Ce soir ! récrié-je. Mais il est déjà vingt-deux heures !

— A mon âge, la notion d’heure n’importe plus. Dans une heure vous aurez achevé votre délicat repas ; ensuite vous raccompagnerez, je pense, votre ravissante voisine de table, ce qui représente, je suppose, deux heures de plus ; disons que je vous espère chez moi aux alentours d’une heure du matin, mais vous pouvez venir beaucoup plus tard : je ne dors pratiquement jamais, sinon en pointillé et à des moments imprévisibles.

Je sors à reculons de la tire.

— A tout à l’heure, monseigneur.

Au fait, doit-on appeler un duc ainsi ?

Elle semble morose, la môme Laure. Pas joyce d’avoir fait tapisserie. Je lui présente mes excuses.

« La vie d’un flic n’est pas toujours rose. »

— Vous voyez bien que si nous voulons parler tranquillement, nous devons aller dans le ravissant studio dont je vous ai parlé.

Elle hausse les épaules.

— Ce que ça fait bateau, votre coup du studio. C’est l’entresol Renaissance des don Juans du siècle dernier. Vous vous prenez pour Maupassant ?

Elle m’agace.

— Pardonnez-moi de vous décevoir, ma jolie, mais je ne suis pas le genre de gars qui enfile les nanas contre un capot de bagnole ainsi que ça se pratique aujourd’hui. Les belles téméraires qui se hasardent avec moi ont droit au confort et à l’eau chaude prodiguée par jet rotatif. Elles disposent d’un miroir grossissant pour se remaquiller et ont du champagne brut à volonté. C’est archaïque, mais ça garde encore tout son charme.

Lorsqu’on me livre cette chose sublime qu’est une truffe en feuilleté (gros comme un testicule — un vrai, l’un des miens), je chuchote au maître d’hôtel :

— Vous connaissez le duc de Sanfoyniloix ?

— Certainement, commissaire. Il dîne ici à peu près tous les vendredis.

— Seul ?

— Toujours. Je crois que c’est pour lui une sorte de pèlerinage. Autrefois il venait chez nous avec sa première femme, une personne tout à fait remarquable dont il paraissait très épris. Elle est morte il y a dix ans dans un accident d’avion. Depuis, il s’est remarié avec une créature qui n’est pas du tout de son monde et dont les frasques défraient la chronique ; vous avez dû lire cela sur les gazettes, monsieur le commissaire ; les journalistes l’ont surnommée Lady Poissonnière…