Elle va s’asseoir à la table ronde qui trône au milieu de la pièce. J’avise une bibliothèque tournante, à l’ancienne, près du canapé. Ses rayonnages en quinconce contiennent des opuscules neufs. J’en empare un. Il s’intitule La Chamade d’Or, poèmes. L’auteur est un certain Attila le Hun et c’est publié par « Les Cahiers du Parfait Silence », Philippe de Tramontane, Editeur.
Je l’ouvre au hasard et je lis :
Je referme l’ouvrage. Trop costaud pour moi qui en suis resté aux Pieds Nickelés, à Madame Bovary et aux Frères Karamazov.
— Ça se vend ? demandé-je à la gosse.
— Bien sûr que non.
— Edité à compte d’auteur ?
— Oui, mais Philippe ne prélevait aucun bénéfice. Il vivait du petit service d’abonnements qu’il avait pu constituer avec quelques amateurs de littérature d’avant-garde !
Et peut-être aussi des bontés de Mister Hieronymus, son « bienfaiteur » ? songé-je, car je suis le contraire d’un antiseptique.
— Sa liaison avec Van Bytoun durait depuis longtemps ?
— Un peu plus de deux ans.
— Parlez-moi de lui.
— De Hieronymus ?
— Oui.
— C’était un homme délicieux, cultivé. Il venait souvent dîner ici. Il apportait un tas de victuailles et nous passions une partie de la nuit à parler ou à écouter de la musique.
J’imagine très bien leur vie, à tous les trois. Le Hollandais affurait de l’osier, le frère et la sœur « bricolaient » dans leurs branches respectives. Une existence de chats angoras. Je suis même prêt à parier ta bite contre mon coupe-cigare que les deux hommes s’emmanchaient pendant la présence de la gosse dans l’appartement. Oh ! pas devant elle, bien sûr, mais ils ne devaient pas se gêner pour passer dans la chambre de Philippe quand la digue les bichait.
— Comment vous appelez-vous ?
— Victoria.
Ça m’échappe :
— Vous êtes ma première, lâché-je.
— Votre première quoi ?
— Victoria !
Je cherche le all black des yeux, mater l’ironie de ses prunelles convexes, mais il a disparu. Je le connais, le Jéjé : il a profité de notre discussion et de la pénombre pour s’esbigner dans les autres pièces, ce foutu fouille-merde de mes deux énormes !
— Pardonnez-moi la question, mais avez-vous un petit ami ?
Elle rougit, interloquée par mon indiscrétion.
— J’ai des camarades, mais pas de… d’ami particulier ; pourquoi me demandez-vous cela ?
— C’est pour cette raison que votre frère vous appelait « Colombe », éludé-je. Vous possédez la pureté de la colombe. C’est le rêve de tous les hommes.
LE RENARD
Je quitte la Colombe vingt-minutes plus tard, non sans avoir tubophoné au brigadier Poiloz de se radiner chez la douce jouvencelle afin d’accomplir avec elle toutes les démarches relatives aux funérailles de son grand frère.
Poiloz, c’est l’homme des paperasses, des formalités en tout genre. Alors que le moindre formulaire à remplir couvre mon corps d’acné, d’urticaire, de bubons, d’herpès, de vésicules bourrées de sérosité, d’érysipèle, de taches rouges, de desquamations, de psoriasis, de mycoses variées, et autres gracieusetés du genre, Poiloz, lui, il s’en goinfre. C’est le genre de gus qui établit les feuilles d’impôts des copains, leurs papiers de la Sécu, leurs demandes d’avancement ou de retraite anticipée. Plus il a de documents à remplir, plus il mouille, ce con ! Tu dirais un cruciverbiste passionné devant une nouvelle grille. Le formulaire, c’est le Stradivarius du Paganini de la paperasserie. Des imprimés blancs, bleus, verts ou jaunes le font bander d’office. Je suis sûr qu’il doit se faire agiter le flacon par sa rombière pendant qu’il établit leur feuille pour le recensement.
Placer cette pure et douce adolescente entre les pattounes d’un glandu de ce genre, c’est lui faire un cadeau princier ! Comment qu’il va les faire ronfler, les languissants de l’état civil, et leur rabattre les prétentions, aux mecs de la Maison Borniol. Il la guidera avec discernement dans le choix de la boîte à dominos du frangin, Victoria. L’orientera sur le sapin de qualité, plutôt que sur le chêne hors de prix. Lui fera valoir que des poignées en métal doré sont plus rupinos que de l’argent massif, de même que le crucifix du couvercle se doit d’être modeste, Notre Seigneur ayant fait de Sa vie un modèle d’humilité.
— Alors, Médor, fais-je au Noirpiot en m’installant à bord de mon bolide, tu as fait bonne chasse ?
Il hoche la tête :
— Va-t’en savoir…
Je vois écarlate, illico.
— Ah ! non, pas avec moi ! fulminogéné-je. Le chevalier Mystère, quand on descend d’un cocotier, ça fait glandu !
Il se renfrogne.
— Dans la piaule du frangin, j’ai trouvé ce stylo réclame.
Il me le tend. Un machin blanc avec écrit : « La Lanterne Sourde, Restaurant, 16, rue Saint-Benoît, Paris. »
Ma rogne s’évapore instantanément. Y a pas à tortiller du fion pour chier droit : c’est un clebs de première bourre, Jérémie.
— D’accord, fais-je : tu as mérité ton enveloppe de fin de mois.
Là-dessus je vais pour démarrer, mais une grosse tire surgit dans la ruelle romantique. Une Rolls. Je reconnais au volant le chauffeur espingo de M’sieur monseigneur le duc. Le gusman stoppe à vingt-cinq mètres derrière ma pomme. La capote de ma tire avec son mica un peu flou ne lui permet pas de me reconnaître. Il quitte son siège et va délourder l’arrière. Le Nain Jaune descend à grand-peine de son carrosse. Il porte une pelisse grise à col noir, un chapeau taupé enfoncé bas sur sa tronche de vieux ouistiti momifié. Une fois sur le trottoir, il agrippe l’aile de Miguel et les deux hommes se dirigent vers l’immeuble des Editions Philippe de Tramontane.
— C’est TON duc ? devine M. Blanc.
— Gagné !
— Il devait connaître le giton de son associé et, ayant appris sa mort, vient présenter ses condoléances à sa petite sœur.
— Probable.
Je coupe mon moteur et descends de bagnole. Le négus en fait autant. D’une allure moite, je retourne aux « éditions ». Le fonds ne doit pas valoir grand-chose, si je m’en réfère aux opuscules aperçus, ainsi qu’à leur contenu. Des élucubrations à la mords-moi-le-paf. J’ai remarqué que ceux qui ne savent pas écrire, tout comme ceux qui ne savent pas peindre, se réfugient dans l’hermétisme. Dans l’abscons, t’as ta chance. Ça fait ricaner les cartésiens, mais ça les inquiète un peu tout de même. J’ai connu un temps ou les chansonniers se foutaient de la gueule de Picasso, avant qu’il soit établi de façon indélébile qu’il est le plus grand peintre de ce siècle.
On traverse la courette pierrue. Le local professionnel est vide, mais on entend clopiner dans l’escadrin. Le duc souffle comme un sommier. Sa respiration grince.
— Prenez tout votre temps, Moussiou, lui conseille son larbinuche.
En haut, la porte s’ouvre et la voix éplorée de Colombe s’écrie :
— Papi ! Oh ! papi !
Elle dévale à la rencontre du Nain Jaune.
Curieux, hein ? Elle l’appelle « papi », ce qui est familier, moi je trouve.
Décidément, dans cette affaire, tout baigne dans la tendresse, voire l’amour. Hieronymus aimait Philippe, lequel l’adorait au point de ne pouvoir lui survivre. Le duc chérit sa virago qui l’aime d’un amour platonique mais fervent. Colombe adorait son frère et appréciait « l’amant » de celui-ci. En outre, elle semble nourrir une grande tendresse pour le duc. Tout le monde il s’aime, tout le monde il est gentil. Cependant, si l’on en croit la dusèche, Van Bytoun arnaquait M. de Sanfoyniloix. Des malfrats de haut « vol » l’ont buté, qui n’hésitent pas à zinguer un flic quand il se dresse sur leur chemin. Le vieux duc remue ciel, terre, et San-Antonio, pour retrouver, non pas sa dernière invention, mais la pochette de cuir qui la contenait.