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Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre !

Y a comme un défaut quand je parle de la dernière invention du Nain Jaune. C’était du travail d’équipe. Il se situe plutôt « promoteur » que « chercheur », dans cette aventure scientifique. Il en est le bailleur de fonds, celui qui finance les recherches et qui, ensuite, les exploite. Ce faisant, n’exploitait-il pas également ceux qui allaient au charbon ? J’aimerais bien parler à l’un de ses collaborateurs.

Ils sont entrés dans l’appartement. On ne distingue plus qu’un murmure de voix. La gosse parle si doucement et le mathusala a une voix si chétive…

Je fais signe au Noirpiot et nous déhottons comme des ombres. Au passage, dans la partie professionnelle, je me saisis d’un petit bouquin à couverture cartonnée, intitulé : Le voyage aux abysses, d’une certaine Marie-Maud Belloval. Peut-être découvrirai-je du génie là-dedans ? Faut voir.

La Lanterne Sourde est un restau sympa, typiquement parisien. Pimpant, feutré. Des rideaux à petits carreaux blancs et roses. Des vitres ouvragées style Arts déco. Un banc de fruits de mer sur le trottoir, avec, derrière, un écailler habillé en pêcheur breton : gros pull marine, casquette marine itou, sommée d’une ancre. Ses gros doigts sont tailladés par les crevasses et sa moustache emperlée de morve gelée.

Nous pénétrons dans une touffeur agréable. L’endroit est bourré… comme une huître et plein (également) de bonnes odeurs stimulatrices. Ça sent le beurre chaud, l’ail, la gibelotte. Un loufiat en pantalon et gilet noir officie, aidé de deux pécores dodues. Derrière le rade s’affaire un petit homme d’une autre fois, à la coiffure plate, au nez pointu. Il est en bras de chemise pour bien affirmer sa qualité de patron.

Je vais lui demander s’il y aurait deux places de libres, il promène un regard de rongeur inquiet sur la salle et nous dit que si on veut bien patienter dix minutes, le 14 va se libérer. Pendant cette période intermédiaire, il nous offrira deux kir « royals ». N’étant pas venu ici pour lui enseigner le pluriel des mots en « al », j’accepte.

Or donc, nous voici dans le tournant du bar d’acajou devant ces boissons simples et agréables constituées par l’alliance du champagne et de la crème de cassis. Dans un pot de grès sont placés, en gerbe, des stylos réclame identiques à ceux dénichés dans la Porsche et chez Philippe de Tramontane. Ils sont proposés, en guise de « carte-de-la-maison », aux clients qui s’en vont.

Le taulier est un bosseur qui ne tient pas en place. Il a l’œil à tout, s’occupe de tout : fait les additions, coupe le pain, sort les bouteilles de vin blanc du frigo, donne des instructions aux serveuses, et tu sais que c’est passionnant de le voir à l’œuvre. J’ai toujours été fasciné par les travailleurs, n’importe leurs occupations : un gargotier ou un chirurgien, un garagiste ou un violoniste me mobilisent pareillement.

J’avale une lampée de kir.

Et voilà que je me mets à murmurer, d’un ton de médium :

— Deux crapules, leur coup exécuté et réussi, s’apprêtaient à regagner les States. C’était programmé, mais le ratage de ce matin leur a mis la puce à l’oreille et ils ont renoncé à leurs billets. L’un d’eux est blessé. Ces deux types attendent dans Paris que la situation s’éclaircisse. Ils détiennent l’invention et la fameuse pochette Vuitton. Ou du moins ils les ont détenues quelques jours. Pendant ce temps, leur première victime, le Hollandais, entraîne la fin tragique d’un gentil mec un peu illuminé. Ceux qui restent pleurent ceux qui ne sont plus. Un lien unit cependant les criminels aux victimes : ce restaurant. Deux stylos publicitaires à un franc vingt-cinq pièce attestent que les tueurs et les « tués » sont venus, au moins une fois, dans cette boîte.

Le taulier me lance :

— Ça va y être : je prépare la note du 14 !

Effectivement il achève de calligraphier des prix sur un beau papier paille, style parchemin.

Quand il a terminé, il jette un regard en direction de la table 14, puis il puise deux stylos dans le pot de grès et les place à l’intérieur de la note pliée en deux.

Je me coule jusqu’à lui.

— Vous distribuez ces stylos ?

— J’en offre un par « messieur ».

— Et il y a deux types au 14 ?

Il me louche comme si j’étais un débile profond et qu’il ne s’en soit pas encore rendu compte.

— Exactement.

Le gars Jérémie qui a suivi cet échange met sa main pleine de pouces sur ses yeux. Il paraît s’abandonner à des transes vertigineuses.

— Le Gouzi du crapaud ? soufflé-je.

Il a un léger acquiescement.

Une chiée (au moins) de secondes s’écoulent, puis il revient à moi, les yeux brouillés et rouges.

— Ils étaient ensemble, dit-il.

Marrant, je le pense aussi. La raison me l’impose. Ce bon petit restau de la rue Saint-Benoît a été un lieu de rendez-vous. Il est peu imaginable que deux protagonistes de l’affaire l’aient fréquenté chacun de son côté. Donc, Philippe de Tramontane, « l’éditeur », a rencontré dans cette taule le pseudo Eloi Salique, le tueur !

Moi qui pense plus vite que mon cerveau, j’en suis déjà à expliciter les raisons de son suicide. Qui sait s’il n’a pas fourni à Salique des renseignements concernant les activités de Hieronymus ? Sans se douter qu’ils lui seraient fatals. C’est seulement après qu’il a réalisé les conséquences de ses renseignements. Alors il n’a pu supporter le poids de sa trahison et il s’est flingué !

— Tu presses le 14, Emile ? lance le patron à son maître d’hôtel ; ces messieurs « attendent dessus ».

— Ça vient, ça vient ! promet Emile qui jouit d’une paire de baffies flamboyantes.

Je dis au patron :

— Ça sent rudement bon dans votre restau. C’est un ami à moi qui me l’a recommandé : Philippe de Tramontane, vous voyez qui je veux dire ?

Il opine.

— Il fait dans l’édition ?

— C’est ça.

— Oui, il vient souvent avec des auteurs. Si vous le voyez, dites-lui qu’il pense à sa petite ardoise ; elle commence à grimper ; c’est pas la peine de laisser traîner ce genre de choses.

— Non, admets-je, c’est pas la peine.

— Remarquez que M’sieur Philippe a toujours été réglo : j’ai confiance. Ça y est, vous pouvez vous installer, Emile a redressé le couvert.

— Y a un plat du jour ? demandé-je guillerettement.

— Bien sûr ! La matelote d’anguilles. Je les reçois directement de « là-bas » : je suis de Bréka.

— Je vais boire un caoua, décide M. Blanc ; je dois puer l’ail. Ramadé ne peut pas supporter cette odeur ; elle la trouve vulgaire.

— Elle a bien raison. Les bulbes sont l’infamie de la cuisine.

Les « expressos » expédiés, Emile m’apporte la douloureuse, flanquée de deux stylos blancs.

— On va les conserver en souvenir ! dis-je.

— Drôles de souvenirs.

Soudain, je plonge sous la table comme à la recherche de ma serviettc ou d’un bouton de manchette.

Jérémie est très bien. Le genre de gussier adapté à toutes les circonstances. Quand je me livre à une action anormale, il ne s’en étonne pas, sachant que j’ai des raisons de me comporter ainsi et les respectant.