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Je me précipite pour la palper. Son cœur bat ! Dieu soit loué. Autre phrase clé de mon dur métier. Le cœur bat ! (Ou ne bat plus, ce qui est autrement dramatique !) Mais quand je la place sur le dos (après l’avoir débarrassée de l’encombrante balayette, qu’il est bon pourtant, aux dires de la chanson, d’accueillir en cet endroit personnalisé), je pousse un cri de compassion.

Elle a eu le visage tailladé avec une lame (de rasoir, probablement). Un miroir de salle de bains gît près d’elle. Je suppose que la malheureuse a été questionnée et que, pour la décider à parler, on l’a défigurée en lui montrant les méfaits de ces coups de lardoire. Mais que pouvait-elle dire, la pauvre âme ?

Le cœur dévasté, je vais au téléphone appeler Police-Secours avec une ambulance. « Bayard » continue de pleurer en lichouillant les plaies infligées à sa maîtresse (qui était également devenue la mienne dans les circonstances que tu sais et que tu n’as pas dû oublier, même si tu t’es poivré la gueule dans l’intervalle).

Une horde de pensées visqueuses assaillent mon cerveau, comme dit Mme Edith Cresson ; l’ancien ministre de l’Agriculture.

En attendant les secours, j’acalifourchonne une chaise et contemple la pauvrette. Bien entendu (et je le précise pour les quelques moudus qui se fourvoient dans mon lectorat), je l’ai débarrassée de ses liens et lui ai placé un coussin sous la tête comme lorsque je la brosse. Je ne lui ai accordé aucun autre soin, n’ayant rien sous la main et ne voulant pas risquer d’envenimer ses brûlures et ses plaies.

Je bute du front contre le mystère. Pas mèche de voir au-delà, même de subodorer de façon cohérente. Ça reste opaque comme un œuf[4]. Franchement, je pige pas. Si on est venu torturer Laure, c’est pour la faire parler de moi. Mais pourquoi s’attaquer à Laure Ambard ? Nos relations sont débutantes et donc inconnues. Que pourrait-elle bien apprendre à mes ennemis, si j’en ai ?

Et puis l’idée me vient qu’après tout il s’agit peut-être d’un hasard et que l’attachée de presse a été attaquée pour des raisons auxquelles je suis étranger.

J’ignore tout de sa vie privée ; elle est probablement en puissance d’un mec. Suppose qu’il se soit pointé au moment où je lui faisais le coup de l’étrier sur le palier ? Imagine qu’il arrive au moment de la chevauchée héroïque ? Le voilà fou de rage ; mets-toi à sa place ! (Moi j’y étais et je peux te dire que je m’en suis donné !) Il revient, le soir, et accomplit cette abomination, pour se venger. Enfin, si, comme je l’espère, la gosse en réchappe, elle nous éclairera sur ce point.

Les gaziers de P.-S. se pointent en trombe d’Eustache, vacarmant dans l’immeuble quiet. Je me fais connaître, donne des instructions et les regarde filer. « Bayard » gémit de plus rechef en voyant disparaître « notre » maîtresse.

— Allons, viens mon bon toutou ! lui dis-je en caressant son museau de rat.

Sur le palier, je trouve le voisin : l’ancien contrôleur des Finances avec son vieux cador branlant. Illico, les deux chiens s’hument l’orifice avec des airs de douaniers en alerte.

— Que se passe-t-il ? m’interroge le veuf.

— Mlle Ambard a été victime d’une agression, lui révélé-je. A ce propos, vous avez dû entendre des bruits suspects ?

— En effet, déclare le cher retraité. Il y a plus d’une heure, l’on a sonné chez ma petite voisine. Quelques coups impératifs. Elle est allée ouvrir. J’ai perçu un murmure de voix, puis plus rien. Quelques instants plus tard elle a branché sa télévision, assez fort, dois-je dire, car elle est généralement discrète de ce côté-là. Un vacarme de tous les diables ! J’ai dû cogner contre la cloison pour la rappeler à l’ordre et, effectivement, elle a baissé le son.

— Et ensuite ?

— Plus rien. Il faut dire que je suis allé prendre mon repas dans ma cuisine, qui se trouve à l’autre bout de l’appartement.

— Vous dînez tard.

— Je ne dîne pas : je soupe. Une vieille habitude que nous avions contractée avec mon épouse, laquelle était caissière dans un théâtre. Votre partenaire est grièvement blessée ?

— Je ne sais pas encore.

— Bien sûr, vous allez devoir interrompre vos représentations de bienfaisance ?

— Hélas !

— A moins que vous ne trouviez une autre actrice pour la remplacer, suggère ce cynique. Si c’est le cas, faites-moi signe, où que vous vous produisiez, j’irai volontiers vous encourager.

Ouf !

La maison. Ma maison ! La maison de Félicie. L’odeur de cire, le tic-tac de l’horloge, des vibrations mystérieuses. Je décèle, en provenance de la cuistance, d’exquis fumets de crêpes aux moules : une des dernières spécialités de maman. Elle choisit des toutes petites moules bretonnes qu’elle fait cuire dans un court-bouillon de vin blanc. Elle les dispose sur une crêpe à la pâte légère qu’elle roule ensuite et met dans un plat à gratin. Elle nappe le tout de crème légèrement citronnée et l’introduit à four doux. Lorsque c’est chaud, elle saupoudre les crêpes d’œufs de saumon avant de servir. Et si t’aimes pas ça, cours te faire sodomiser par les indigènes de Bornéo !

Les émotions fortes creusent et me voilà déjà avec une petite faim rôdeuse. Je vais au frigo, voir s’il reste des crêpes fourrées. Tu penses ! Ma brave chérie et Toinet ont à peine touché au gratin. J’ai plus qu’à le faire réchauffer.

Le gars « Bayard » remue du moignon en me considérant avec un intérêt croissant. Je réalise qu’il n’a rien clapé depuis que je l’ai « emprunté » à Laure et je cherche quelque aliment susceptible de lui convenir. Mais bien sûr, v’là ma Féloche qui se pointe dans son vieux peignoir de pilou gris à col écossais.

— Je t’ai réveillée, m’man ?

— Penses-tu, je ne dormais pas. Qu’est-ce que c’est que ce chien ?

— Sa maîtresse est à l’hosto, résumé-je ; ça t’ennuie qu’on le garde en pension quelques jours ?

— Au contraire. Il semble très gentil ; mais quelle idée de tondre un caniche de cette façon : il est grotesque !

— Ne le dis pas devant lui, ça va le vexer. T’as de quoi lui donner à bouffer ?

— Je vais lui préparer du riz, avec le reste de pot-au-feu d’hier, non ?

— Byzance !

En moins de rien mon couvert est dressé. Elle débouche une boutanche de Bourgueil.

— Tu n’as pas dîné, mon pauvre grand ?

— Si, justement, et j’ai même bien mangé ; néanmoins j’ai encore faim.

Elle jubile, ma brave vieille. Comme toutes les mamans, son pied c’est de voir s’empiffrer son chiard. Je pèserais cent vingt kilos, elle serait aux anges, ma Gentille. Elle me rêve Bibendum ! Fatty ! Hardy ! Carlos !

Elle me demande si une petite salade d’endives au roquefort pour débuter me botterait, mais je refuse.

— Non, non, j’ai seulement envie de tes crêpes aux moules ; un caprice !

Pendant que « ça chauffe », elle me parle de la maison. Toinet a ramené du collège un bulletin à chier ! Menace de renvoi s’il ne travaille pas davantage le prochain trimestre. Maria a demandé huit jours de vacances pour aller au mariage de sa jeune sœur à Pampelune ; la femme de notre boucher a un cancer ; le train-train, quoi !

Le bigophone retentit. On sursaute. C’est assez rare qu’il carillonne en pleine nuit. Malgré la sonnerie, Félicie me contemple avec soulagement.

Du moment que je suis là, près d’elle, rien de vraiment très mauvais ne peut arriver en ce monde.

Je vais décrocher. Une voix haletante (mais vraiment haletante) demande :

— C’est commissai Lantonio ?

Je reconnais Ramadé, la merveilleuse épouse de Jérémie Blanc.

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4

Un œuf de Pâques, cela va sans dire.