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— Bonsoir, Ramadé, qu’est-ce qui ne va pas ?

— Jéémie l’est vec vous ?

— Non, pourquoi ?

— L’é pas enté maison, et ce soi on avait fête pour Gouzi du capaud !

J’ai mes poils du bas-ventre qui se défrisent tout à coup. Jérémie ! Je le revois quittant La Lanterne Sourde pour filocher la dusèche et le gorille. Qu’a-t-il pu lui arriver ? Mais il faut calmer sa belle :

— Ne vous tourmentez pas, Ramadé, je lui ai confié un travail en dehors de Paris et ça a duré plus longtemps que prévu.

— On a fête maison, vous compenez, commissai ? Ah ! la la ! quand il était balayeu, il avait de hoai fisc ! A pèsent, ne sait jamais quand y va enté !

Elle raccroche avec humeur.

Ma pomme, je trouve que ça fait un peu too much pour une soirée.

— A table ! chantonne m’man.

Merde ! j’ai plus faim ! Il va falloir que je me force.

Elle a placé le bouffement destiné à « Bayard » dans un saladier en pyrex et le caniche clape en battant la mesure. Lui aussi, il apprécie la cuisine de Félicie. Il mange sans gloutonnerie, en chien bien élevé. Un léger cliquetis accompagne sa croque, j’en découvre l’origine : c’est la médaille d’identité fixée à son collier qui tinte contre le bord du récipient.

— Mes crêpes ne font pas trop « réchauffé » ? s’inquiète m’man.

— Tu sais bien que plus ta cuisine est réchauffée, meilleure elle est ! C’est à cela du reste qu’on reconnaît la bonne bectance. La nouvelle cuisine, elle, c’est comme les allumettes ; elle ne peut servir qu’une fois.

Je suis là à échanger des blablateries ordinaires avec ma brave femme de mother alors que ça bout dans ma tronche et que l’inquiétude me tord les tripes.

Clinc, clinc, clinc, fait la médaille du caniche.

Drôle de musiquette. Voilà qu’elle déclenche quelque chose sous ma bigouden. Je fonctionne aux flashs. Des trucs-machins-choses qui me fulgurent dans les méninges.

Je quitte la table pour aller m’agenouiller près du toutou. Il est pas du genre dog féroce qui gronde après tout ce qui s’approche de sa pâtée. Urbain, « Bayard », prêt à me laisser goûter s’il m’en prenait l’envie.

Je biche sa médaille entre deux doigts et lis les textes gravés sur les deux faces. D’un côté, il y a écrit : « Récompense ». De l’autre : « L. Ambard, 224 r. de Verneuil. Paris ».

Eh bon, voilà que ça radieuse dans mon esprit.

Je me mets à piger des vérités toutes neuves, à peine sorties de leur emballage.

— Que veux-tu, comme dessert, Antoine ? J’ai des pruneaux au thé et une grosse part de tarte aux pommes…

— Pas de dessert, m’man, je suis « coufle »[5]. Par contre, j’aimerais assez un café.

Elle exorbite :

— Toi ! A ces heures ! Un café ! Mais tu ne vas plus dormir.

— Tant mieux, car je dois repartir.

Pauvre figure brusquement empreinte de désolation. Ah ! nos mères, quels salauds nous sommes ! Faut-il que vous nous aimiez pour résister à toutes les dures inquiétudes que nous faisons pleuvoir sur vous, les chéries !

Elle était si rassurée en me voyant rentrer, si heureuse de me donner à manger. Cette becquée tardive la comblait. Et puis voilà que je repars dans les maléfices de la nuit, vers d’inimaginables (pour elle) dangers.

Maman ! Je passe derrière sa chaise, noue mes bras autour de son cou. Elle sent comme les vieux flacons de parfum ciselés qu’on débouche et qu’on hume. Une odeur fanée et mélanco : celle de sa vie digne. Je baisote ses cheveux gris qui moussent aux tempes. Elle se refroidit tout doucement, Félicie ; c’est imperceptible et cependant je m’en rends compte. Pas une question de température, mais d’ondes plutôt. Je ne peux pas expliquer. Tout ce que je sais, c’est que ça provient de l’âge ; du temps abominable qui me la vole à chaque seconde. On devrait passer sa vie entière à dire adieu à ceux qu’on aime.

Et me voilà parti.

Je lui ai laissé « Bayard » ; ça lui fera une compagnie.

Elle a dit « Rue de Bretagne », Paulette ; « en face du square du Temple ». Je laisse ma tire sur un trottoir avec la belle insouciance de ceux qui ne paient pas leurs contrebûches et je mate les façades moroses. Les portes d’immeubles sont fermées, mais grâce à mon cric-crac maison, je n’en ai cure, comme disait un curé exproprié.

Je m’attaque à la plus proche ; j’entre et use de ma loupiote de fouille pour lire la liste des passagers placardée près de la grotte de la concierge. Pas de Baugland.

Je récidive avec l’immeuble suivant. Et là, le premier blase qui m’apparaît c’est celui du tondeur de chiens. Car il demeure au rez-de-chaussée. Et moi j’aime bien les malfrats qui crèchent pas loin de la sortie.

J’hésite sur la conduite à tenir. Entré-je ou sonné-je ? Dans le premier cas, j’opte pour l’illégalité la plus formelle. Mais il est préférable de surprendre ceux que l’on considère comme des adversaires. Alors, cric crac ! Mais zob ! Il y a, de surcroît, un verrou à main à l’intérieur. Mon brave petit sésame n’a jamais rien pu contre un verrou. Dans ces cas désespérés, il donne sa langue au chat.

Patient, je referme les serrures classiques et presse le timbre. J’entends se répercuter les mâles accents de la sonnerie à l’intérieur. J’attends avant de réitérer, pas paraître trop pressé. Chose qui ne laisse pas de me surprendre, comme écrivent les emphatiques de la plume d’oie : la porte n’est pas équipée d’un judas. Oubli ? Négligence ? Preuve d’une conscience tranquille ? De quoi se perdre en conjectures ; mais comme je m’en fous, je ne me perds pas et reste à mon entière disposition.

J’avance la main vers la sonnette pour un second coup de carillon lorsque j’entends un bruit de l’autre côté de l’huis. On déponne. Le chambranle branle, s’écarte autant que le permet une chaîne de sûreté et j’avise un morceau de dame : des frisettes blondes, un pan de chemise de noye.

— Qu’est-ce que c’est ? questionne une voix dont, il y a pas deux minutes, la propriétaire rêvait qu’elle venait de gagner gros commak au loto.

Moi qui possède un don pour juger les gens au son de leur voix, je situe illico la dame dans les connasses passives.

— Je suis bien chez Albert Baugland ?

— Oui, mais il n’est pas encore rentré ! répond la personne fractionnée.

Et pas une seconde je ne doute de sa sincérité. Toujours cette virtuosité pour la psychologie auditive. Alors je me glisse dans la brèche.

— Oh ! je le sais qu’il n’est pas rentré, dis-je, du ton sobre d’un employé des pompes funèbres venu « prendre les mesures ».

Je passe ma carte poulardière par l’entrebâillement.

— Police ! Il a eu un… disons, accident !

— Oh ! non ! éplore la dame.

Du coup elle débonde. J’entre. Referme.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? ardente-t-elle en me bichant par une aile.

C’est une grande fille un peu dolente, avec une énorme chevelure faite de nombreuses mèches tressées ; un visage large et pâle, des yeux aux paupières clignotantes, à la Stan Laurel. Détail qui a son importance pour son camarade de lit : elle fouette du couloir que c’en est pas possible. Quand elle parle, t’as l’impression qu’on soulève une cloche à fromages dans un restaurant.

— Ce qu’il lui est arrivé ? reprends-je. Un turbin ! Un sale turbin !

— Il est mort ?

— Ça y ressemble un peu, ments-je.

— Où est-il ?

— Police-Secours a dû l’embarquer à l’Hôtel-Dieu ; on en saura davantage plus tard. Peut-être vont-ils tenter une opération, vous savez combien les chirurgiens sont obstinés ? Ils feraient du goutte-à-goutte à une entrecôte.

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5

Expression de ma province d’origine signifiant « repu, rassasié » (San-A).