— En butant mon homme ?
— Non : en te sauvant la mise. Voilà : Milou Tanvala est revenu en France après un séjour américain. Il s’est rapatrié sous le faux blase d’Eloi Salique en compagnie d’un truand ricain qui lui se faisait appeler Kipper Gahgne. Les deux associés ont commis un vilain forfait en butant un chercheur en renom pour s’approprier une invention. Les choses se sont gâtées pour eux par la suite et ils sont décédés il y a quelques heures à peine.
— D’une san-antonite purulente ?
Elle ricane, la connasse. Je la visionne à ma manière (celle qui guérit du hoquet le plus récalcitrant).
— Exact pour le Ricain.
Le vilain sourire s’estompe comme la buée sur un pare-brise quand tu branches en grand le dégivreur.
— Et alors ? elle murmure, d’un ton presque timide.
— Alors je ne sais pas.
— Qu’est-ce que vous ne savez pas, commissaire ?
— Tanvala, blessé à mort, est allé chercher refuge chez Bébert Baugland ; c’est chez le tondeur de clébards que son acolyte ricain est venu le voir.
— Et alors ? elle répète, cette gourdasse.
— Je conclus que les deux forbans devaient crécher dans un lieu où il était impossible d’amener un blessé.
— Un hôtel, quoi ! dit paisiblement Lucie (de l’amère mort). Elémentaire, mon cher Watson.
— Ben oui, un hôtel, conviens-je. Un hôtel probablement choisi par Milou Tanvala puisqu’il était parisien et son camarade yankee. Ça y est, j’entrevois ce que j’espère de toi, ma beauté : Milou avait quitté la France pendant plusieurs années. Il est donc descendu dans un coinceteau qu’il connaissait AVANT. Donc, du temps de ton braqueur à toi. Un hôtel discret pour mecs en cavale. On n’y accepte pas les grands blessés, mais on y héberge sans faire trop de manières les tricards. Tu vas mobiliser tes souvenirs, chérie, et me dégauchir cet établissement de rêve. Mon blair de quinze mètres sent que tu le connais. Peut-être à ton insu, mais parole de drauper, tu le connais !
Elle saute sur le double rhum blanc que vient de lui servir le garçon et en biberonne les deux tiers.
— Vous êtes tout de même gonflé, commissaire. Y a quelques années, vous organisez un guet-apens où mon homme s’est fait mourir, et aujourd’hui, vous réclamez ma collaboration ! Ça se passe comment, dans votre cigare ?
— Pas dans mon cigare, fillette : dans mon bénoche. Tes agaceries de tout à l’heure, au cinématographe, pour professionnelles qu’elles eussent été, m’ont déclenché le chauve à col roulé. Quand tout ce bigntz sera terminé, c’est-à-dire aujourd’hui au plus tard, je t’embarquerai dans une délicate auberge du côté de Montfort-l’Amaury ; on s’enfermera dans une suite tapissée cretonne et je te ferai tellement prendre ton foot que les autres clients croiront entendre la retransmission d’un match de Monika Sélès, tellement tu gueuleras aux petits pois. Tu vois, je te parle franchement, ma gosse. Un type mort, on tire un trait dessus ; un type vivant, on tire sur la fermeture de sa braguette ! Vis, si tu m’en crois, et cueille dès aujourd’hui les roses de la vie !
Elle est troublée, cette pute au grand cœur.
— C’est joli, ce que vous dites, me complimente-t-elle ; surtout à la fin. Je savais pas que ça pouvait être poète, un lardu.
— Ça a des coups de cœur générateurs de coups de bite, tu vois. Alors ? Tu passes ta mémoire au peigne fin ?
— Pas la peine, l’établissement que fréquentaient Messieurs les Hommes, c’était l’Hôtel des Infinis, à Pigalle.
— Je t’aime, soupiré-je. Tu vas voir comme on va former un beau couple, les deux : la perruche et le perdreau !
LE HARENG
Deux heures plus tard, je retrouve Mathias à la Cabane Bambou, pour la grande mise au point. J’ai sous le bras un quelque chose que je soumets à sa sagacité et il se fout au charbon. Auparavant, il m’a rapporté la visite qu’il a rendue au duc de Sanfoyniloix. Moi, franchement, je la trouve excrément positive (comme dit Béru). Assis dans mon burlingue, les pinceaux sur mon sous-main afin de ne pas abîmer mes chaussures, je cogite. Jeu de construction mental. Peut-être qu’avec un crayon et du papier ça se constituerait plus zézaiement, mais j’ai envie de laisser libre cours à mon imaginance : c’est plus confortable.
Je vois, entrevois, subodore, concocte dans un flou somptueux. Et puis, boum ! Tout se met en place. Alors je tube aux hôpitaux où sont répartis la pauvre môme Laure et mon vaillant Jérémie. Le médecin-chef qui s’occupe de la première me dit que son état est stationnaire. Certes, elle s’en tirera, mais le traumatisme subi sera dur dur à surmonter. Quant à ses mutilations du visage, elles nécessiteront l’intervention d’un spécialiste en chirurgie esthétique. Le toubib de Jérémie me rassure pleinement sur l’état de santé du Noirpiot. Demain, selon lui, il devrait s’être récupéré.
Miguel a le regard en guidon de course. M’est avis qu’il a dû, après mon départ, faire une séance mémorable de trot attelé à sa Conchita de rêve. Elle a sûrement eu droit au grand jeu, quand on reluque son jules avec une frime pareillement sinistrée ! Le « picador de Séville » ! La « charrette andalouse » ! La « passe de muletta cochonne » ! La « banderille en nerf de bœuf » ! L’« embrochage sauvage » ! Et, pour conclure, la « pavane pour une infante défunte » (mais prête à renaître de ses sens).
Il a un sourire craintif en me voyant dans l’encadrement de la lourde. Redoute que je fasse une alluse à ma nocturne visite. Sait-on jamais, avec ces fumiers de flics ? Il tremble un peu de la glotte et son auriculaire droit à un tic qui lui fait grattouiller le fessier de son propriétaire.
— Monseigneur le duc m’attend, préviens-je avec une emphase qui le rassure.
Il me guide.
Tombant de l’étage, on entend la voix de store (Béru dixit) de la dusèche qui chante à pleins nichons Les Millions d’Arlequin.
Je retrouve le salon Louis Chose, ses Fragonard et ses incunables reliés en peau de moine, son feu de cheminée, son duc emmitouflé avec un plaid sur les genoux et son toutou nain quelque part dans un repli.
— Quel bon vent, cher commissaire ? Depuis hier je pensais à vous avec insistance, me demandant si vous m’aviez oublié.
— Comment pouvez-vous avoir de telles pensées, monseigneur, alors que tout mon temps vous est consacré !
— Votre enquête a avancé ?
— J’oserais même prétendre qu’elle a abouti.
Son regard enfoncé brille soudain d’un feu étrange venu d’ailleurs. Ses rides deviennent bourrelets autour des yeux. Sa bouche aux lèvres extra-minces ressemble à une entaille dans une calebasse.
Je prends, dans mon attaché-case de cérémonie, un porte-documents Louis Vuitton.
— C’est bien cela que vous teniez tant à récupérer, monseigneur ?
Sa main décharnée tremble. Il l’avance, telle une patte de rapace jusqu’à la pochette de cuir, s’en saisit avec une brusquerie incontrôlée. J’observe attentivement ses moindres réactions. Il pose l’objet sur son plaid et, du bout des doigts, se met à le caresser, comme un aveugle déchiffrant un texte en braille.
— Oui, balbutie-t-il ; oui, oui, c’est tout à fait cela.
Soudain, ne se contenant plus, il appelle :
— Catheriiiine !
Il jubile, le vioque. Ses paupières clignotent dans son masque cireux. Il murmure :
— Commissaire, je tiens à récompenser votre exploit, car c’en est un. Vous m’avez dit ne pas vouloir d’argent, alors laissez-moi vous faire un cadeau en nature. Qu’est-ce qui vous plairait ? Une automobile ? Une Testa Rossa, par exemple ? C’est de votre âge. Ou bien un studio dans un immeuble résidentiel ? Peut-être préféreriez-vous que je vous fasse organiser une croisière autour du monde pour deux personnes ?