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— Ramadé l’a porté au nettoyage, je ne sais lequel de mes chiards avait renversé son bol de cacao dessus !

La tire qui faisait son plein, devant nous, décarre dans un gros nuage de fumée d’un gris bleuté. Je prends sa place devant la pompe number 4. Le pompiste est un gnace d’une petite cinquantaine damnée, trapu, avec un début de compteur à gaz (cyphose) dans le dos. Bientôt, il ne pourra plus faire de parachutisme. Il porte une chiée de pulls les uns sur les autres, comme un qui déménage à la cloche de bois avec, pour finir, un blouson en faux cuir et col de fausse fourrure. Pas étonnant que les hommes deviennent synthétiques à leur tour !

— Le plein ! lui lancé-je.

— Sans plomb ?

J’opine. Faut contribuer au salut de la planète. En voilà une qui tournait rond, jadis, avant que l’homo sapiens vienne lui proliférer dessus.

Le gonzier s’active. Ses gants de laine sont troués au bout des salsifis et ses doigts ressemblent à des tubercules en pleine germination.

Quand mon réservoir dégueule, il le bouchonne et vient encaisser sa fraîche. Tout en le ciglant, je laisse tomber :

— Vous êtes monsieur Bambois ?

— Oui, pourquoi ?

— Jean Bambois ?

— Exact, à cause ?

— J’aimerais bavarder un peu avec vous. On serait peut-être mieux dans votre guitoune où je devine un radiateur électrique, non ?

— Mais !

— Soyez sans crainte, c’est pas pour chouraver la caisse.

Je lui produis ma brème de chevalier du guet. Il bougonne :

— Comme si j’avais que ça à faire !

Je descends de ma 500 SL et lui désigne l’autoroute où la circulation est parcimonieuse.

— Pour l’instant, oui ! dis-je. Votre station n’a pas encore trouvé sa vitesse de croisière, hein ?

Blanc déferle de mon bolide à son tour. On fonce vers le P.C. du pompiste. J’avais raison : il y fait une chaleur de serre réservée à la culture des orchidées rares.

J’avise un quignon de pain, une moitié de sauciflard sur un papier gras. Plus un kil de rouge. Un poste de radio déglingué mais consolidé à l’albuplast, diffuse une émission de nuit style « Les routiers sont sympas ».

Sans vergogne, je baisse le son.

— Cher Bambois, c’est rapport à la Mercedes qui a brûlé quelques kilomètres plus loin, après que vous en eussiez fait le plein !

Il a l’air d’un plantigrade, le pomp’zingue. Ours mal léché. Mais pour lécher cette créature, faudrait vachement avoir de l’appétit. Même la mère Bambois (si elle existe) doit hésiter à l’entreprendre. On pressent des grumeaux sur sa bite.

Il bougonne :

— Vous présentez ça comme si ce serait moi qu’ai mis le feu !

— Quelle idée ! Il est exact que vous ayez fait le plein de la voiture en question, non ?

— Oui, mais je l’ai fait par le trou du réservoir, pas en aspergeant le moteur ! gronde l’ours Martin. J’ai même pas ouvert le capot. J’ai demandé au client si je devais vérifier les niveaux, il m’a presque envoyé me faire foutre !

— Ecoutez, Bambois, vous êtes probablement la dernière personne à l’avoir vu vivant. Avait-il l’air inquiet ?

— Non ; je dirais plutôt pressé.

— Il lui manquait beaucoup de carburant ?

— Un demi-réservoir. Mais c’était sûrement un type qui ne voulait pas prendre de risque. Comme il était tard et que ma station était ouverte…

M. Blanc, qui commence à se réchauffer dans la touffeur du petit bureau, demande :

— Avez-vous eu l’impression qu’il était suivi ?

— Suivi ? répète Bambois. Non.

— Vous avez marqué une hésitation, fait calmement mon pote.

Le pompiste rouspète :

— Vous êtes casse-roupettes, vous autres.

Je dis, sèchement :

— Nous ne sommes pas casse-roupettes, nous cherchons à déterminer si l’homme qui a brûlé vif dans sa bagnole la semaine dernière est mort de façon criminelle ou accidentelle. Ça justifie un brin de conversation, non ? Si nos questions de nuit te font tarter, mon pote, on peut te faire convoquer à la police de Bourg-en-Bresse pour te les poser de jour.

Il rengracie :

— Vous emballez pas, chef. Si vous croyez que mon boulot est marrant !

— Justement, tu devrais être joyce d’avoir l’occasion de parler à des intellectuels. On t’empêche pas de claper ton saucisson, l’ami. C’est de la rosette de Lyon, non ?

— Pratiquement. Mon beau-frère est charcutier à Pont-d’Ain.

Inexorable, M. Blanc remet la question on the carpet :

— Vous ne m’avez pas répondu, monsieur Bambois : cet automobiliste était-il suivi ou non ?

L’autre gamberge. Son front de panseur (de chevaux-vapeur) se plisse.

— Dur à dire.

— Balancez, on triera !

— Quand la Mercedes est venue stopper aux pompes, une autre bagnole a pénétré à son tour dans la station ; mais au lieu de venir aux colonnes d’essence, elle a contourné l’aire de ravitaillement pour gagner le parking, derrière. A ces heures, c’est fréquent qu’un automobiliste qui sent venir le coup de buis fasse une ronflette. Là, y avait un couple. Je me suis dit qu’ils avaient peut-être envie de tirer leur crampe. Ici, je me paie parfois des jetons mémorables.

Il baisse le ton :

— J’ai une paire de jumelles dans mon tiroir et depuis le fenestron des chiottes, j’en aperçois des sévères ! Mais l’auto n’a fait que traverser le parking. Elle est repartie presque aussitôt et je l’ai vue foncer sur l’autoroute. Une Porsche, vous parlez !

— Quelle couleur ?

— Noire, ou bleu marine.

— Le type de la Mercedes a réagi ?

— Pas le moins du monde. Je crois qu’il ne s’est aperçu de rien.

— Intéressant, dis-je, pour avoir l’air de marquer mon territoire (c’est pas génial, mais c’est mieux que de pisser, comme le font les chiens).

M. Blanc, quand ça le prend, il a l’air en transe. Habité, si tu vois ce que je veux dire. On devine que la carburation s’opère avec les divinités de son patelin. Il est en cheville avec des esprits malins qui lui soufflent ses questions.

— Cher monsieur Bambois, reprend-il, quand le conducteur de la Mercedes est reparti, qu’avez-vous fait ?

L’autre balance ses falots kif un naufrageur sur la falaise perfide.

— Comment ça, ce que j’ai fait ? J’ai couru me remettre les couilles au chaud, cette idée ! La semaine dernière déjà, ça pinçait vilain. Pas autant qu’aujourd’hui, mais on supportait son Rasurel, moi je vous le dis.

— En regagnant votre abri, vous avez suivi la Mercedes des yeux ?

— Du diable si je me rappelle !

— Si ! fait péremptoirement Jérémie, vous l’avez regardée partir, et savez-vous pourquoi ? Parce que c’est machinal. Vous êtes seul dans cet univers de froidure et de solitude. Un gars avec qui vous venez d’avoir un contact repart. Vous le suivez du regard, sans même vous en rendre compte.

Il est subjugué par les lotos fluos du négus, Jean Bambois. Il est si péremptoire, M. Blanc ! Si sûr de ce qu’il avance. Il a la certitude d’un oracle.

— Ouais, probable, admet l’ours, probable. Comme vous dites : c’est des choses qu’on fait machinalement.

Jérémie met ses bonnes papattes sur les deux épaules empullovées de Bambois. Il le regarde amicalement, mais avec intensité.

— Bakouwi, bakouwa ! incante-t-il d’un ton d’ailleurs.

— Je vous demande pardon ? bredouille le pompiste dérassuré.

— C’est une formule de mon pays qui stimule la mémoire.

— Ah bon !

Le négus remonte ses mains sur la tête de Jean Bambois pour obstruer ses oreilles. Il pose délicatement chacun de ses pouces sur les paupières du pauvre bonhomme.

— Maliku, bakawa ! Souviens-toi, gentil ami. La Mercedes démarre. Tu as froid. Tu frottes tes mains gantées que le contact du bec verseur a glacées davantage. Tu marches en direction de l’office. Tu vois s’éloigner l’auto. Tu ne penses qu’à retrouver la chaleur. Mais quelque chose s’imprime dans ton subconscient sans que tu y prêtes attention. Ça te revient ?

— Non. Si… Je sais pas.

— Si, Jeannot : tu sais… L’auto, ses feux arrière… La nuit. Les feux se font plus vifs parce que le conducteur freine.

— Oui ! Oui ! ça y est ! Mais je ne vois pas la voiture, elle a tourné dans la bretelle qui rejoint l’autoroute. Mais je vois le halo rouge des feux arrière.

— Tu enregistres mentalement qu’ils se sont arrêtés. Ce halo est immobile.

— Je crois, oui.

— Et il repart.

— Ça, je vois plus, je suis dans l’office.

— Mais tu as vu ! Les feux sont devenus intenses à cause du freinage. Bien que l’auto soit hors champ, cela constituait un halo de lumière rouge. IMMOBILE ! L’homme a stoppé !

Blanc se désintéresse tout à coup du pompiste pour se tourner vers moi :

— Tu as compris pourquoi il a stoppé, Antoine ?

— Oui, grand sorcier des savanes : pour prendre en stop quelqu’un qui était descendu de la fameuse Porsche noire.

— Bravo !

Nous prenons congé de Bambois, l’ours des pétroles, et continuons notre route.

— Tu es en état second ou quoi ? demandé-je à Jérémie.

Il médite un bout.

— Je rentre de là-bas et mon père, qui est sorcier, m’a initié au Gouzi du crapaud qu’on célèbre en ce moment.

— Ben ma vache ! Rien que ça ! ricané-je.

Il ne prend pas garde au persiflage.

— Le Gouzi du crapaud aiguise la perspicacité. Tous, nous sommes capables de percevoir des choses que nous croyons ignorer. C’est comme un kaléidoscope, Grand : tu secoues le tube et des images se constituent. Il faut être capable de les interpréter ; ne pas se contenter de les admirer en disant que « c’est joli ». C’est mieux que joli, c’est « expressif ». Quand nous parlions du type à la Mercedes, sur les lieux où il a vécu les ultimes instants de son existence, j’ai eu une espèce de flash indiquant qu’il était suivi. Il l’était peut-être depuis Paris.

« Lorsqu’il s’est arrêté pour prendre de l’essence, ses poursuivants ont pénétré sur le parking arrière, l’un d’eux est descendu. La Porsche est immédiatement repartie. Le type est alors allé attendre la Mercedes sur la bretelle de jonction. Il a dû présenter une raison valable pour que Van Bytoun le charge à son bord. A quelques kilomètres de là, parvenus à l’orée de l’aire où devait brûler la Mercedes, le stoppeur a obligé le Hollandais à s’arrêter. Il l’a neutralisé puis l’a incendié ainsi que sa bagnole. Son complice l’attendait dans la Porsche. Ils n’ont plus eu alors qu’à prendre le large. »

Ce qu’il dit m’apparaît si limpide que je n’ai pas la moindre envie d’ergoter, de réfuter. Quelque chose m’affirme que Blanc a raison. Et donc que le duc de Sanfoyniloix aussi a raison en prétendant qu’il y a eu assassinat.