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Le négus remonte ses mains sur la tête de Jean Bambois pour obstruer ses oreilles. Il pose délicatement chacun de ses pouces sur les paupières du pauvre bonhomme.

— Maliku, bakawa ! Souviens-toi, gentil ami. La Mercedes démarre. Tu as froid. Tu frottes tes mains gantées que le contact du bec verseur a glacées davantage. Tu marches en direction de l’office. Tu vois s’éloigner l’auto. Tu ne penses qu’à retrouver la chaleur. Mais quelque chose s’imprime dans ton subconscient sans que tu y prêtes attention. Ça te revient ?

— Non. Si… Je sais pas.

— Si, Jeannot : tu sais… L’auto, ses feux arrière… La nuit. Les feux se font plus vifs parce que le conducteur freine.

— Oui ! Oui ! ça y est ! Mais je ne vois pas la voiture, elle a tourné dans la bretelle qui rejoint l’autoroute. Mais je vois le halo rouge des feux arrière.

— Tu enregistres mentalement qu’ils se sont arrêtés. Ce halo est immobile.

— Je crois, oui.

— Et il repart.

— Ça, je vois plus, je suis dans l’office.

— Mais tu as vu ! Les feux sont devenus intenses à cause du freinage. Bien que l’auto soit hors champ, cela constituait un halo de lumière rouge. IMMOBILE ! L’homme a stoppé !

Blanc se désintéresse tout à coup du pompiste pour se tourner vers moi :

— Tu as compris pourquoi il a stoppé, Antoine ?

— Oui, grand sorcier des savanes : pour prendre en stop quelqu’un qui était descendu de la fameuse Porsche noire.

— Bravo !

Nous prenons congé de Bambois, l’ours des pétroles, et continuons notre route.

— Tu es en état second ou quoi ? demandé-je à Jérémie.

Il médite un bout.

— Je rentre de là-bas et mon père, qui est sorcier, m’a initié au Gouzi du crapaud qu’on célèbre en ce moment.

— Ben ma vache ! Rien que ça ! ricané-je.

Il ne prend pas garde au persiflage.

— Le Gouzi du crapaud aiguise la perspicacité. Tous, nous sommes capables de percevoir des choses que nous croyons ignorer. C’est comme un kaléidoscope, Grand : tu secoues le tube et des images se constituent. Il faut être capable de les interpréter ; ne pas se contenter de les admirer en disant que « c’est joli ». C’est mieux que joli, c’est « expressif ». Quand nous parlions du type à la Mercedes, sur les lieux où il a vécu les ultimes instants de son existence, j’ai eu une espèce de flash indiquant qu’il était suivi. Il l’était peut-être depuis Paris.

« Lorsqu’il s’est arrêté pour prendre de l’essence, ses poursuivants ont pénétré sur le parking arrière, l’un d’eux est descendu. La Porsche est immédiatement repartie. Le type est alors allé attendre la Mercedes sur la bretelle de jonction. Il a dû présenter une raison valable pour que Van Bytoun le charge à son bord. A quelques kilomètres de là, parvenus à l’orée de l’aire où devait brûler la Mercedes, le stoppeur a obligé le Hollandais à s’arrêter. Il l’a neutralisé puis l’a incendié ainsi que sa bagnole. Son complice l’attendait dans la Porsche. Ils n’ont plus eu alors qu’à prendre le large. »

Ce qu’il dit m’apparaît si limpide que je n’ai pas la moindre envie d’ergoter, de réfuter. Quelque chose m’affirme que Blanc a raison. Et donc que le duc de Sanfoyniloix aussi a raison en prétendant qu’il y a eu assassinat.

LA BICHE

L’asphalte avait fondu à l’emplacement de l’incendie et composait des boursouflures. Le caoutchouc des pneus adhérait par endroits au goudron. Quelques lambeaux de l’auto calcinée parsemaient encore le talus : tuyau d’échappement, poignée de portière, sigle Mercedes à demi tordu.

— Ils n’ont pas bien fait le ménage, dis-je.

M. Blanc s’arme d’une torche électrique et, claquant des dents, se met à explorer la zone du sinistre. Seul, son blouson beige se distingue dans l’obscurité car il porte un pantalon et une chemise noirs. On dirait l’homme invisible qui aurait omis de poser son ultime vêtement. Je ne vois guère pourquoi il utilise une loupiote car, plus nyctalope que lui, tu meurs. Il va, courbé en deux, tel un cultivateur (de ceux qui emmènent leur femme aux champs pour la bourrer).

Moi, j’explore la zone éclairée par les lampadaires de l’aire de stationnement, ce qui est plus fastoche. Je ne cherche rien de précis et ne m’attends pas à découvrir quoi que ce soit. Tu penses bien qu’au bout d’une semaine, tu peux jouer à « circulez, y a rien à voir ! ». Tant et tant de guindes ont roulé sur ces traces depuis « la nuit fatale » !

Le parking est désert à l’exception d’une caravane stationnée dans la partie réservée aux poids lourds, à l’autre bout.

Et puis voilà qu’une tire se pointe à vive allure, qui faille m’écraser. Le con (vraiment con) ducteur a dû décider au dernier moment d’emprunter la voie conduisant à l’aire où nous sommes. J’ai le temps de distinguer un couple à l’intérieur. La chignole bombe jusqu’à la construction « chiottes-lavabos-téléphone », pile à mort et le mec descend.

Je le vois se diriger vers la cabine téléphonique, laquelle s’éclaire quand il y pénètre. Il passe un coup de grelot assez bref, retourne à sa pompe et redémarre. Mais il ne va pas loin. II enquille un méandre et s’enfonce dans un menu bosquet pour rouler jusqu’à l’aire de jeux où on trouve une balançoire et un labyrinthe miniature. Le coinceteau est à l’écart. Moi, si je voulais tirer une frangine pour marquer mon voyage d’une halte polissonne, c’est pile à cet endroit que j’irais me garer. De loin, je contemple la tire, tous feux éteints. Peut-être que ses occupants entendent seulement roupiller un brin ? C’est marrant, la vie nocturne d’une autoroute.

Juste que je m’apprête à oublier cette bagnole, voilà qu’une de ses portières s’entrouvre, déclenchant la luce du plafonnier, et un cri s’en échappe. L’obscurité revient car on a reclaqué la porte. Et puis ça se rallume brièvement et je perçois un second cri. Visiblement y a conflit dans la chignole. N’écoutant que mon intrépidité proverbiale, je saute au volant de la 500 SL pour me ruer à la rescousse.

L’affaire de cinq secondes ! Je me pointe, pleins phares, capot contre capot de l’autre charrette. Descends en voltige et me précipite sur la portière passager. L’ouvre. Spectacle ? Une femme dont on a retroussé le pull par-dessus la tronche, ce qui l’entrave et l’étouffe. N’en plus, on a arraché les boutons de son chemisier et elle a un nichmar en vadrouille. Superbe ! Qualité extra-luxe !

Bien qu’elle soit aveuglée, la personne en cours de violentage, sentant la portière ouverte, se jette de côté pour échapper aux mains salaces de son tourmenteur. Ce faisant, elle me déséquilibre, nous voilà partis, l’un sur l’autre sur le sol granuleux du parking. Ce que voyant, le tomobiliste en profite pour exécuter une marche arrière désespérée, suivie d’une marche avant endiablée et ne tarde pas à disparaître.

On se redresse tant mal que bien, la personne outragée et moi. Pudique, je rabats son pull retroussé sur son nichon fugueur, ce qui me permet de découvrir son visage qui est extra.

— Il est parti avec mon sac à dos ! s’écrie la ravissante.

Je pense que sa gratitude s’exprimera plus tard, après sa déconvenue.

Elle se relève, j’en fais autant.

La môme se tient la tête à deux mains, désespérée.

— Mon sac ! Mon sac ! psalmodie-t-elle. J’avais tout dedans : mes papiers, mon argent, mon linge !

— Vous l’aviez pêché où, ce beau ténébreux ?

— Au péage de Nemours.

— Vous faisiez du stop ?

— Exact.

— Et il a attendu d’être dans le département de l’Ain, pour essayer de vous violer ?

— Ben oui. Pendant trois heures on a bavardé ou écouté la radio. C’est en parvenant à la hauteur de ce parking que ça l’a pris. « Il faut que je téléphone ! » m’a-t-il dit.