Выбрать главу

« Dire que nous serons bientôt en juin ! » pesta Bilbo en clapotant derrière les autres dans un sentier très boueux. L’heure du thé était passée ; il pleuvait à torrents, et ce, depuis des heures ; l’eau de son capuchon lui dégoulinait dans les yeux et sa cape était trempée ; le poney était fourbu et butait sur des pierres ; les autres étaient trop bougons pour dire quoi que ce soit. « Et je suis sûr que la pluie s’est infiltrée dans les vêtements secs et les sacs de nourriture, pensa Bilbo. J’en ai assez de ces histoires de cambriolage ! Comme j’aimerais être dans mon trou douillet, tout près du feu, à attendre que la bouilloire chante ! » Ce ne serait pas la dernière fois qu’il y songerait !

Les nains trottaient encore et toujours, sans jamais se retourner ou faire attention à lui. Quelque part derrière les nuages gris, le soleil avait dû baisser, car il se mit à faire sombre au moment où ils s’enfonçaient dans une vallée traversée par une rivière. Le vent se leva, et les saules qui poussaient sur ses rives courbaient l’échine et soupiraient. La route traversait un vieux pont de pierre : heureusement, car la rivière, gonflée par les pluies, se déversait impétueusement du haut des collines et des montagnes au nord.

Il faisait presque nuit lorsqu’ils la franchirent. Le vent dispersa la grisaille, et une lune vagabonde apparut au-dessus des collines, entre les lambeaux de nuages. Alors ils s’arrêtèrent. Thorin marmonna quelque chose à propos du souper, « et où allons-nous trouver un endroit sec pour dormir ? » fit-il.

C’est alors qu’ils remarquèrent l’absence de Gandalf. Il les avait suivis jusque-là, sans jamais leur dire s’il prenait part à l’aventure ou s’il leur tenait simplement compagnie pour un certain temps. C’est lui qui avait mangé le plus, parlé le plus, et ri le plus. Mais à présent, il avait tout bonnement disparu !

« Juste au moment où un magicien aurait été le plus utile », grognèrent Dori et Nori (qui partageaient l’avis du hobbit au sujet des repas de la journée : copieux et fréquents).

Ils finirent par conclure qu’il leur faudrait camper sur place. Ils s’abritèrent sous un bouquet d’arbres, où le sol était plus sec, mais le vent faisait trembler les feuilles qui dégouttaient avec un ploc-ploc très désagréable. Le feu, aussi, faisait des siennes. Les nains peuvent faire du feu presque n’importe où avec presque n’importe quoi, avec ou sans vent ; mais ils n’y arrivaient pas cette nuit-là, pas même Oin et Gloin qui étaient passés maîtres en la matière.

Puis l’un des poneys prit peur sans raison et s’enfuit. Il plongea dans la rivière avant qu’ils n’aient pu l’attraper ; et lorsqu’ils réussirent à l’en sortir, Fili et Kili avaient manqué de se noyer, et tous les bagages qu’il transportait avaient été emportés par le courant. C’étaient surtout des vivres, forcément ; il ne restait donc plus grand-chose pour le souper, encore moins pour le petit déjeuner.

Ils étaient tous assis à maugréer, la mine sombre, trempés jusqu’aux os, pendant qu’Oin et Gloin tentaient à nouveau d’allumer le feu et se querellaient. Bilbo se disait tristement que les aventures ne se résumaient pas aux promenades en poney sous le soleil de mai, quand Balin, qui était toujours leur guetteur, s’écria : « Il y a une lueur de ce côté ! » À quelque distance se trouvait une éminence couverte d’arbres, assez denses par endroits. À travers cette masse sombre, ils apercevaient maintenant de la lumière, une lueur rougeâtre et invitante, comme celle d’un feu ou de torches brillantes.

Après l’avoir observée pendant quelque temps, ils commencèrent à se disputer. Certains disaient « non » et d’autres « oui ». Certains disaient qu’il ne fallait pas hésiter à aller voir, que rien ne pouvait être pire qu’un maigre souper et un petit déjeuner encore plus austère, après une nuit dans des vêtements mouillés.

D’autres disaient : « Ces régions sont peu connues et elles sont trop proches des montagnes. Les voyageurs passent rarement par ici désormais. Les anciennes cartes sont inutiles : les choses se sont détériorées et la route n’est pas surveillée. On n’a pratiquement jamais entendu parler du roi dans les parages, et moins vous êtes curieux, moins vous risquez de vous attirer des ennuis. » Certains disaient : « Après tout, nous sommes quatorze. » D’autres disaient : « Où est donc passé Gandalf ? » En fait, cette question était sur toutes les lèvres. Alors il se mit à pleuvoir comme jamais, et Oin et Gloin en vinrent aux coups.

C’en était trop. « Après tout, nous avons un cambrioleur avec nous », dirent-ils ; et ils se mirent en route, conduisant leurs poneys par la bride (avec toute la prudence qui s’imposait) en direction de la lumière. Ils atteignirent la colline et se retrouvèrent bientôt sous le couvert des arbres. Ils gravirent la pente, mais aucun sentier proprement dit ne s’y trouvait qui eût mené à une ferme ou à une résidence ; et en dépit de leurs meilleurs efforts il y eut pas mal de bruissements, de craquements et de grincements (et pas mal de grognements et de jurons), tandis qu’ils cheminaient à travers les arbres dans l’obscurité totale.

Soudain, la lueur rouge brilla d’un vif éclat non loin devant, entre les fûts des arbres.

« Maintenant, c’est au tour du cambrioleur », dirent-ils. Ils voulaient parler de Bilbo, bien sûr. « Vous devrez aller de l’avant, découvrir tout ce qu’il y à savoir au sujet de cette lumière, à quoi elle sert, et si tout est parfaitement sûr et sans danger, lui dit Thorin. Maintenant, filez, et revenez vite si tout va bien. Sinon, revenez si vous le pouvez ! Si vous ne pouvez pas, hululez deux fois comme un hibou et une fois comme une chouette et nous ferons ce qui est en notre pouvoir. »

Bilbo dut partir avant d’avoir pu lui expliquer qu’il ne pouvait hululer, ne serait-ce qu’une seule fois, ni comme un hibou, ni comme une chouette – pas plus qu’il ne pouvait voler comme une chauve-souris. Mais du moins, les hobbits peuvent se mouvoir silencieusement dans les bois, tout à fait silencieusement. Ils en sont fiers, et Bilbo avait signifié plusieurs fois son mépris de ce qu’il appelait « ce vacarme de nains » depuis qu’ils étaient partis – quoique, à mon avis, ni vous ni moi n’aurions rien entendu si toute cette cavalcade nous était passée sous le nez par une nuit venteuse. Quant à Bilbo qui avançait bien tranquillement vers la lueur rouge, je ne pense pas qu’une belette s’en serait même aperçue. Donc, naturellement, il se rendit tout près du feu – car il s’agissait bien d’un feu – sans alerter qui que ce soit. Et voici ce qu’il vit.

Trois individus corpulents assis autour d’un très grand feu de hêtre. Ils faisaient rôtir du mouton sur de longues tiges de bois et léchaient le jus de viande qui leur coulait entre les doigts. Une odeur appétissante flottait dans l’air. Il y avait aussi à leurs côtés tout un tonneau de boisson, qu’ils buvaient dans des pichets. Mais c’étaient des trolls. Assurément des trolls. Même Bilbo, si peu aventureux, s’en rendit compte : par leurs traits épais et mal dégrossis, leur taille, la forme de leurs jambes, sans parler de leur langage, qui n’était pas celui des conversations mondaines, mais alors pas du tout.

« Du mouton hier, du mouton aujourd’hui, et j’te parie qu’ce s’ra encore du mouton d’main ! » dit l’un des trolls.

« Même pas un p’tit bout d’chair humaine à s’mettre dans l’ventre depuis des lunes ! dit un autre. Qu’est-ce qui y’a pris, à Léon, d’nous emmener dans c’te pays de misère, j’me l’demande… et v’là qu’on commence à manquer d’bière », dit-il, donnant une poussée à son voisin Léon en train de prendre une gorgée.