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Léon s’étouffa. « La ferme ! s’écria-t-il aussitôt qu’il le put. Les gens vont pas s’arrêter ici en masse juste pour se faire manger par toi et pis Hubert ! Ça fait un village et demi que vous mangez rien qu’à vous deux depuis qu’on est descendus des montagnes. Combien d’aut’ i’ vous en faut ? Et y a pas si longtemps qu’vous m’auriez r’mercié pour un peu d’mouton des basses terres aussi gras que ç’ui-là ! » Il mordit à belles dents dans un gigot qu’il était en train de faire rôtir et s’essuya les lèvres sur sa manche.

Oui, j’ai bien peur que les trolls ne se comportent ainsi, même ceux qui n’ont qu’une seule tête. Après avoir entendu tout cela, Bilbo eût mieux fait de réagir tout de suite. Soit il aurait dû tranquillement rebrousser chemin et avertir ses amis qu’il y avait trois trolls bien charpentés et de mauvais poil, prêts à déguster du nain rôti ou même du poney, pour changer ; soit il aurait dû tenter immédiatement un bon petit vol à la tire. Un cambrioleur de première envergure, aux habiletés vraiment légendaires, n’aurait pas hésité à leur faire les poches – avec un troll, c’est presque toujours payant, si vous pensez en être capable –, à faucher le mouton directement sur les broches et à leur ravir la bière, avant de déguerpir sans qu’ils le remarquent. D’autres, plus pragmatiques, mais moins consciencieux dans leur travail, auraient sans doute préféré leur planter un poignard dans le dos avant de faire main basse sur leurs affaires. La soirée eût alors été beaucoup plus gaie.

Bilbo le savait. Les livres lui avaient appris bien des choses qu’il n’avait jamais vues ou faites. Il était vraiment très alarmé, et tout aussi dégoûté ; il aurait voulu être à cent lieues de là, et pourtant… il sentait qu’il ne pouvait revenir auprès de Thorin et Compagnie les mains vides. Il resta donc à hésiter dans l’ombre. Parmi tous ces tours de passe-passe dont il avait entendu parler, faire les poches des trolls lui paraissait le moins difficile. Enfin décidé, il se faufila derrière un arbre tout juste derrière Léon.

Hubert et Tom s’étaient levés pour reprendre de la bière. Léon était occupé à boire. Alors Bilbo prit son courage à deux mains et glissa sa petite main dans l’énorme poche de Léon. Une bourse s’y trouvait, grosse comme un sac à patates aux yeux de Bilbo. « Ha ! » pensa-t-il, s’enthousiasmant peu à peu pour le métier en retirant soigneusement l’objet. « C’est un début ! »

C’en était un ! Les bourses des trolls sont des plus polissonnes, et celle-ci ne faisait pas exception. « Hé là, qui êtes-vous ? » s’écria-t-elle d’une toute petite voix en sortant de la poche ; et Léon se retourna sur-le-champ et saisit Bilbo par le cou avant qu’il n’ait pu se réfugier derrière l’arbre.

« Dis donc, Hubert, r’garde c’que j’viens d’attraper ! » fit Léon.

« C’est quoi ? » demandèrent les autres en se rapprochant.

« Ma foi, est-ce que j’sais ? Vous êtes quoi ? »

« Bilbo Bessac, un camb… un hobbit », dit le pauvre Bilbo, tremblant comme une feuille, et se demandant comment faire pour hululer avant d’être étranglé.

« Un cambobbit ? » firent-ils un peu surpris. Les trolls n’ont pas la comprenette facile et se méfient de tout ce qu’ils ne connaissent pas.

« Et qu’est-ce qu’un cambobbit fait dans ma poche, hein ? » dit Léon.

« Et pis, est-ce que ça se mange ? » dit Tom.

« On peut essayer », dit Hubert, ramassant une broche.

« Ça ferait pas plus qu’une bouchée », assura Léon, qui avait déjà mangé à sa faim, « une fois écorché et désossé ».

« P’têt’ ben qu’y en a plusieurs dans l’coin et qu’on pourrait faire un pâté, dit Hubert. Eh, toi ! Est-ce qu’y en a d’aut’ comme toi qui s’promènent par ici, essspèce de p’tit lapin sur deux pattes ? » s’écria-t-il en regardant les pieds poilus du hobbit ; et il le ramassa par les orteils et le secoua.

« Oui, plein d’autres », dit Bilbo, avant de se rappeler qu’il ne devait pas trahir ses amis. « Non, aucun, pas un seul », ajouta-t-il du même souffle.

« Qu’ess’ tu veux dire par là ? » fit Hubert, qui le saisit du bon côté, par les cheveux cette fois.

« Rien d’autre que ce que j’ai dit », répondit Bilbo, haletant. « Et de grâce, ne me faites pas rôtir, gentils messieurs ! Je suis moi-même bon cuisinier, et je cuisine mieux que je cuis, si vous voyez ce que je veux dire. Je vais vous faire un très bon repas, un excellent petit déjeuner pour vous, si vous ne me mangez pas pour souper. »

« Pauv’ p’tit nabot ! » dit Léon. Il avait déjà mangé tout son soûl ; il avait aussi ingurgité pas mal de bière. « Pauv’ p’tit nabot ! Laisse-le partir ! »

« Pas avant qu’i’ m’explique c’que ça veut dire, ça, plein d’autres et pas un seul, dit Hubert. J’veux pas m’faire égorger pendant que j’dors ! Fais-y rôtir les orteils jusqu’à c’qu’i’ nous l’dise ! »

« Pas question ! dit Léon. D’abord, c’est moi qui l’a trouvé ! »

« T’es qu’un gros crétin, Léon, dit Hubert, et c’est pas la première fois que j’te l’dis. »

« Toi, t’es une brute ! »

« J’te laisserai pas m’dire ça, Léon Legros, s’écria Hubert tout en lui mettant son poing dans l’œil.

Puis il y eut une splendide bagarre. Bilbo eut tout juste la présence d’esprit, quand Hubert le laissa tomber par terre, de s’enlever de sous leurs pieds, avant qu’ils ne commencent à se battre comme des chiens, et à se traiter de tous les noms, parfaitement vrais et bien choisis au demeurant, en criant à tue-tête. Bientôt ils se retrouvèrent étendus l’un sur l’autre, se débattant et donnant des coups de pied, tout en se roulant pratiquement dans les braises, pendant que Tom leur assénait des coups de branche pour les faire revenir à la raison – ce qui bien sûr n’eut pour effet que de les enrager davantage.

C’eût été pour Bilbo l’occasion de leur fausser compagnie. Mais ses pauvres petits pieds avaient grandement souffert entre les gros doigts d’Hubert. Il était à bout de souffle et la tête lui tournait, alors il resta étendu là pendant quelques instants, haletant, tout juste en dehors du cercle de lumière.

Balin arriva au beau milieu de l’échauffourée. Les nains avaient entendu du bruit de loin, et après avoir patienté quelques instants en attendant que Bilbo revienne ou qu’il se mette à crier comme un hibou, ils s’avancèrent un à un vers la lumière, marchant à pas de loup. Tom eut à peine le temps d’apercevoir Balin à la lueur du feu qu’il poussa un affreux hurlement. Car les trolls ont vraiment horreur des nains (crus, naturellement). Hubert et Léon cessèrent immédiatement de se battre. « Un sac, Tom, vite ! » crièrent-ils. Avant que Balin, qui se demandait où pouvait être Bilbo dans tout ce charivari, n’ait compris ce qui se passait, on lui passa un sac sur la tête et il se retrouva prisonnier.

« Y en a encore un paquet, dit Tom, j’parie ! Plein d’autres, et pas un seul : maintenant j’comprends, dit-il. Pas de cambobbits, mais beaucoup de ces nains-là. Tu m’suis ? »

« T’as sûrement raison ! dit Hubert. Vaut mieux qu’on reste dans l’ombre. »

Ce qu’ils firent. Armés des sacs qu’ils utilisaient pour emporter leur butin, mouton ou autre, ils attendirent dans l’ombre. Chaque fois qu’un nain arrivait en haut et apercevait le feu, les pichets renversés et le mouton à moitié dévoré, hop ! un sac puant lui tombait dessus à l’improviste et il était fait prisonnier. Balin fut bientôt rejoint par Dwalin, et Fili et Kili ensemble, et Dori, Nori et Ori dans un tas, et Oin, Gloin, Bifur, Bofur et Bombur empilés beaucoup trop près du feu à leur goût.