« Ça leur apprendra ! » dit Tom ; car Bifur et Bombur leur avaient causé beaucoup d’ennuis, se débattant comme des forcenés, ainsi que le font les nains lorsqu’ils sont pris au piège.
Thorin arriva en dernier – sans se laisser prendre par surprise. Il avait flairé le danger et n’eut pas besoin de voir les jambes de ses compagnons dépasser des sacs pour se rendre compte que quelque chose ne tournait pas rond. Il se tint dans l’ombre à quelque distance et lança avec fermeté : « Qu’est-ce qui se passe ici ? Qui ose tabasser mes gens ? »
« Ce sont des trolls ! » dit Bilbo, caché derrière un arbre. Ceux-ci l’avaient complètement oublié. « Ils se terrent dans les buissons avec des sacs », dit-il.
« Ah ! vraiment ? » dit Thorin, et il se rua vers le feu avant qu’ils n’aient pu l’attraper. Il ramassa une grosse branche qui s’était embrasée à un bout ; Hubert le reçut dans l’œil avant de pouvoir l’esquiver, ce qui le mit hors de combat pendant un instant. Bilbo fit de son mieux. Il saisit Tom par la jambe en s’accrochant comme il le pouvait (elle avait l’épaisseur d’un jeune tronc d’arbre), mais bientôt il vola dans les airs et atterrit dans des buissons. Tom venait de donner un grand coup de pied dans le feu, et Thorin en reçut les étincelles.
Tom eut droit à un coup de branche dans les dents en guise de représailles, et perdit une incisive. Ça l’a fait hurler, vous pouvez me croire. Mais à cet instant précis, Léon s’approcha par-derrière et enfila un sac par-dessus la tête du nain, jusqu’à ses orteils. Ainsi, la lutte prit fin. Ils étaient alors dans de beaux draps : tous prisonniers dans des sacs bien ficelés, avec pour seule compagnie trois trolls en colère (dont deux qui gardaient le souvenir lancinant des coups et des brûlures) qui se disputaient pour savoir s’il fallait les faire rôtir à petit feu, les hacher finement et les faire mijoter, ou encore s’asseoir dessus pour les réduire en bouillie ; et Bilbo juché dans un buisson, ses vêtements et son corps écorchés, osant à peine bouger de crainte qu’ils ne l’entendent.
C’est alors que Gandalf revint. Mais personne ne le vit. Les trolls venaient de décider de rôtir les nains sur-le-champ pour les manger plus tard – c’était l’idée d’Hubert, et après bien des chamailleries, ils s’étaient tous mis d’accord.
« On peut pas les rôtir maintenant, ça va prendre toute la nuit », dit une voix. Hubert crut que c’était Léon.
« Si tu r’commences, Léon, dit-il, ça va vraiment prendre toute la nuit. »
« Qui ça, moi ? » dit Léon, qui croyait que la voix était celle d’Hubert.
« Oui, toi », dit Hubert.
« T’es qu’un menteur », dit Léon ; et la dispute reprit de plus belle. Enfin ils décidèrent de les hacher finement et de les faire mijoter. Ils prirent donc une grande marmite noire et sortirent leurs couteaux.
« On peut pas les faire bouillir ! On n’a pas d’eau, et le puits est bien trop loin », dit une voix. Hubert et Léon crurent que c’était Tom.
« Tais-toi ! dirent-ils, ou on n’en finira jamais ! Et t’iras chercher l’eau toi-même si tu continues à rouspéter. »
« Tais-toi toi-même ! » répondit Tom, qui croyait que c’était la voix de Léon. « Y a qu’toi qui rouspètes. »
« T’es qu’un nigaud ! » dit Léon.
« Nigaud toi-même ! » dit Tom.
Et la dispute reprit de plus belle, et les esprits s’échauffèrent comme jamais, jusqu’à ce qu’ils décident de s’asseoir sur les sacs pour les réduire en bouillie, et d’en faire un pot-au-feu la prochaine fois.
« Qui on écrase en premier ? » dit la voix.
« Vaut mieux commencer par l’dernier », dit Hubert, que Thorin avait blessé à l’œil. Il croyait que c’était Tom qui parlait.
« Arrête de parler tout seul ! dit Tom. Mais si tu veux écraser l’dernier, écrase-le. C’est lequel ? »
« Celui avec les bas jaunes », dit Hubert.
« Mais non, celui avec les bas gris », dit une voix qui ressemblait à celle de Léon.
« J’aurais juré qu’i’ z’étaient jaunes », dit Hubert.
« Jaunes, c’est ça », dit Léon.
« Alors pourquoi t’as dit qu’i’ z’étaient gris ? » dit Hubert.
« J’ai pas dit ça. C’est Tom. »
« J’ai jamais dit ça, moi ! répondit Tom. C’était toi. »
« Deux contre un, alors la ferme ! » dit Hubert.
« À qui c’est qu’tu parles ? » dit Léon.
« Ça suffit, maintenant ! crièrent Tom et Hubert. La nuit avance et l’aube arrive tôt. Allez, au travail ! »
« L’aube vous saisisse et vous pétrifie ! » dit une voix qui ressemblait à celle de Léon. Mais ce n’était pas la sienne. Car à cet instant précis, le soleil franchit le bord de la colline, et un fort gazouillis s’éleva parmi les branches. Léon ne dit rien, car il fut changé en pierre au moment où il se penchait ; et Hubert et Tom restèrent figés comme des rochers à le regarder. Et c’est là qu’ils se tiennent encore aujourd’hui, tout seuls, sauf quand les oiseaux viennent s’y percher ; car les trolls, comme vous le savez sans doute, doivent rentrer sous terre avant l’aube, autrement ils retournent à la pierre des montagnes dont ils sont faits, et ne bougent jamais plus. C’est ce qui arriva à Hubert, Tom et Léon.
« Excellent ! » dit Gandalf, sortant de derrière un arbre ; et il aida Bilbo à descendre de son buisson épineux. C’est alors que Bilbo comprit. C’était la voix du magicien qui avait alimenté la dispute et les chamailleries des trolls, jusqu’à ce que la lumière se charge d’eux.
Il restait à défaire les sacs et à délivrer les nains. Ils étaient presque asphyxiés, et très en colère : ils n’avaient pas du tout apprécié de rester couchés là pendant que les trolls parlaient de les rôtir, de les écraser ou de les hacher. Bilbo dut leur raconter deux fois son histoire avant qu’ils ne soient raisonnablement satisfaits.
« Le moment était mal choisi pour vous exercer au vol à la tire, dit Bombur, alors que nous cherchions seulement du feu et de la nourriture ! »
« Et c’est exactement ce que vous n’auriez pu obtenir de ces énergumènes sans avoir à vous battre de toute manière, dit Gandalf. Mais avec tout ça, nous perdons du temps. Vous ne vous rendez pas compte que les trolls devaient avoir une grotte ou un trou quelque part pour se cacher du soleil ? Il faut aller à sa recherche ! »
Ils fouillèrent les environs et trouvèrent bientôt les empreintes de leurs bottes de pierre s’éloignant à travers les arbres. Gravissant la colline, ils les suivirent jusqu’à une grande porte de pierre qui menait à une grotte, cachée derrière des buissons. Mais ils ne purent l’ouvrir, même en s’y mettant à treize pendant que Gandalf essayait diverses incantations.
« Ceci pourrait-il servir ? » demanda Bilbo, lorsqu’ils furent à bout de forces et de patience. « Je l’ai trouvé par terre, là où les trolls se sont battus. » Il leur montra une assez grosse clef, sans doute très petite et très secrète aux yeux de Léon. Elle avait dû tomber de sa poche, fort heureusement, avant qu’il ne se change en pierre.
« Pourquoi ne pas nous l’avoir dit avant ? » s’écrièrent-ils. Gandalf la prit brusquement et l’introduisit dans la serrure. Puis la porte de pierre s’écarta avec une grande poussée, et tous entrèrent. Des os traînaient par terre et une odeur fétide empestait l’air ; mais il y avait pas mal de nourriture jetée cul par-dessus tête sur des étagères et sur le sol, au milieu d’un fouillis indescriptible d’objets de toutes sortes pillés un peu partout, du plus petit bouton de cuivre aux jarres remplies de pièces d’or entassées dans un coin. Il y avait aussi beaucoup de vêtements accrochés aux murs – trop petits pour des trolls : j’ai bien peur qu’ils aient appartenu à leurs victimes – et parmi eux se trouvaient plusieurs épées de différente facture, de tailles et de formes variées. Deux d’entre elles retinrent particulièrement leur attention, leurs fourreaux joliment décorés et leurs poignées serties de joyaux.