Gandalf et Thorin en prirent chacun une ; et Bilbo choisit un couteau dans une gaine en cuir. Pour un troll, ce n’eût été qu’un tout petit canif, mais pour le hobbit, cela valait bien une courte épée.
« On dirait de très bonnes lames », dit Gandalf en les tirant à moitié et en les examinant d’un œil attentif. « Ce ne peut être l’œuvre d’un troll, ni d’aucun forgeron chez les hommes de ce pays ou même de cette époque ; mais quand nous pourrons déchiffrer les runes qui s’y trouvent, nous en apprendrons davantage à leur sujet. »
« Sortons de cette puanteur ! » dit Fili. Ils emportèrent donc les jarres remplies d’or et toute la nourriture intacte qui leur paraissait comestible, de même qu’un tonneau d’ale encore plein. Alors ils eurent envie d’un petit déjeuner, et comme ils étaient affamés, ils ne dédaignèrent pas ce qu’ils avaient trouvé dans le garde-manger des trolls. Leurs propres provisions étaient très maigres, mais à présent, ils avaient du pain et du fromage, abondance de bière, et du bacon à faire griller sur les braises.
Après, ils dormirent, ayant passé la nuit debout ; et ils ne firent rien d’autre avant l’après-midi. Puis ils firent venir leurs poneys et emportèrent les jarres remplies d’or, qu’ils enterrèrent très secrètement non loin du sentier près de la rivière, jetant sur elles de nombreux sortilèges, juste au cas où ils auraient un jour l’occasion de venir les reprendre. Quand ils eurent terminé, il se mirent tous à nouveau en selle et repartirent au petit trot sur le chemin de l’Est.
« Qu’étiez-vous parti faire, si je puis me permettre ? » demanda Thorin à Gandalf tandis qu’ils chevauchaient.
« Regarder en avant », dit-il.
« Et comment avez-vous su revenir au moment opportun ? »
« En regardant en arrière. »
« Je vois ! dit Thorin, mais pourriez-vous être plus clair ? »
« Je suis allé en reconnaissance. La route deviendra bientôt dangereuse et ardue. Et j’étais soucieux de nous réapprovisionner en vivres. Mais je ne m’étais pas rendu bien loin, quand j’ai rencontré deux de mes amis de Fendeval.
« C’est où ? » demanda Bilbo.
« Pas d’interruptions ! dit Gandalf. Vous y serez dans quelques jours, à présent, si nous sommes chanceux, et vous découvrirez tout ce qu’il y a à savoir. Comme je le disais, j’ai rencontré deux des gens d’Elrond. Ils pressaient le pas à cause des trolls. Ce sont eux qui m’ont raconté que trois trolls descendus des montagnes s’étaient établis dans les bois non loin de la route : ils avaient fait fuir tous les gens de la région, et ils s’attaquaient aux voyageurs.
« J’ai su immédiatement que je devais revenir. Jetant un regard en arrière, j’ai aperçu un feu au loin et j’ai accouru. Maintenant, vous savez tout. Tâchez d’être plus prudents la prochaine fois, ou nous n’y arriverons jamais ! »
« Merci ! » dit Thorin.
III
Une brève halte
Ils se gardèrent de chanter ou de raconter des histoires cette journée-là, malgré le retour du beau temps, et firent de même le lendemain et le surlendemain, car ils commençaient à sentir le danger les encercler de tous côtés. Ils campaient à la belle étoile, et leurs bêtes mangeaient davantage qu’eux ; car l’herbe était abondante, mais il ne restait plus grand-chose dans leurs sacs, même en comptant ce qu’ils avaient pris chez les trolls. Un matin, ils passèrent à gué une rivière au milieu d’un large bassin peu profond où l’eau bruissait sur les pierres couvertes d’écume. L’autre rive était glissante et escarpée. Lorsqu’ils parvinrent tout en haut, conduisant leurs poneys par la bride, ils virent que les grandes montagnes s’étaient avancées tout près d’eux. Déjà, on eût dit qu’en une seule journée de marche peu ardue, ils auraient atteint la plus proche. Elle avait un air sombre et triste, même si le soleil luisait par endroits sur ses flancs brunâtres, et derrière ses épaulements miroitaient les pointes de cimes enneigées.
« Est-ce La Montagne ? » demanda Bilbo d’une voix solennelle, tout en la regardant avec des yeux ronds. Jamais il n’avait contemplé quelque chose d’aussi imposant.
« Bien sûr que non ! dit Balin. Ce ne sont que les contreforts des Montagnes de Brume, et il faudra les franchir je ne sais trop comment, par le dessus ou le dessous, avant d’arriver dans la Contrée Sauvage qui se trouve au-delà. Et même de l’autre côté, il reste encore passablement de chemin à faire avant d’atteindre la Montagne Solitaire dans l’Est, où Smaug est allongé sur notre trésor. »
« Ah ! » fit Bilbo, et à cet instant il se sentit plus fatigué qu’il ne l’avait jamais été. Il songea de nouveau à son fauteuil confortable devant la cheminée, dans le plus agréable salon de son trou de hobbit, et au chant de la bouilloire. Ce ne serait pas la dernière fois !
Gandalf allait désormais en tête. « Il ne faut pas manquer la route, sinon nous sommes perdus, dit-il. Il nous faut, en tout premier lieu, un peu de nourriture, et un peu de repos à l’abri du danger ; et il est tout aussi nécessaire de franchir Montagnes de Brume par le bon chemin, sans quoi vous vous égarez à coup sûr, et il vous faut rebrousser chemin et recommencer du début (si même vous êtes capable de revenir). »
Ils lui demandèrent où il se rendait, et il répondit : « Vous êtes parvenus à Lisière de la Sauvagerie, comme certains d’entre vous le savent. Cachée quelque part devant nous se trouve la belle vallée de Fendeval qui abrite la Dernière Maison Hospitalière, la demeure d’Elrond. Mes amis lui ont transmis mon message, et nous sommes attendus. »
Voilà qui semblait tout à fait réconfortant, mais ils n’étaient pas encore arrivés, et trouver la Dernière Maison Hospitalière à l’ouest des Montagnes n’était pas si simple que cela. Ni arbres, ni vallées, ni collines ne venaient rompre l’uniformité des terres qui s’étendaient à leurs pieds, seulement une longue pente qui montait et montait lentement à la rencontre de la montagne la plus proche, un vaste paysage aux couleurs de bruyère et de roches effritées, tacheté et strié de vert, là où l’herbe et la mousse laissaient deviner des traces d’eau.
Après la matinée vint l’après-midi ; mais aucun signe d’habitation ne se voyait dans la désolation silencieuse. Leur inquiétude grandit, car ils constataient désormais que la maison pouvait se trouver pratiquement n’importe où entre eux et les montagnes. Ils rencontrèrent des vallées inattendues, étroites et encaissées, qui s’ouvraient soudainement à leurs pieds, et ils furent surpris de trouver des arbres et de petits ruisseaux en leur creux. Il y eut des crevasses qu’ils pouvaient presque franchir d’un bond, mais elles étaient très profondes et parcourues de chutes d’eau. Il y eut de sombres ravins impossibles à traverser, ni en sautant, ni en les escaladant. Il y eut des marécages, dont certains étaient d’un vert fort agréable à l’œil, avec de grandes fleurs aux couleurs éclatantes ; mais un poney qui s’y serait aventuré avec son chargement n’en serait jamais ressorti.
C’était en effet, entre le gué et les montagnes, un pays beaucoup plus vaste que vous n’auriez pu l’imaginer. Bilbo n’en revenait pas. Le seul chemin visible était marqué par des pierres blanches, certaines assez petites, d’autres à moitié couvertes de mousse ou de bruyère. Suivre cette piste était en tout cas une affaire assez laborieuse, même avec les indications de Gandalf, qui semblait s’y reconnaître assez bien.