À cet instant il se réveilla en sursaut, horriblement secoué, et découvrit que son rêve était en partie réel. Une fissure s’était ouverte au fond de la grotte : il y avait déjà un large passage. Il eut tout juste le temps de voir la queue des poneys disparaître dans l’ouverture. Naturellement, il poussa un grand cri de détresse, aussi fort qu’un hobbit peut crier, ce qui a de quoi surprendre au vu de la taille de ces gens.
Surgirent alors les gobelins, de gros gobelins, de grands et affreux gobelins, d’innombrables gobelins, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire roc et bloc. Il y en avait au moins six sur chaque nain, et même deux sur Bilbo ; et tous furent emmenés brutalement à travers la fissure, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire pierre à feu. Mais pas Gandalf. Le cri de Bilbo avait au moins servi à une chose : il l’avait réveillé en une fraction de seconde, et quand les gobelins voulurent le saisir, il y eut dans la grotte un éclair aveuglant et une odeur de poudre à canon, et plusieurs d’entre eux tombèrent raides morts.
La fissure se referma avec un claquement ; Bilbo et les nains se trouvaient du mauvais côté ! Où était Gandalf ? Ni eux ni les gobelins n’en avaient aucune idée, et ces derniers ne s’arrêtèrent pas pour le découvrir. Ils agrippèrent Bilbo et les nains et les firent descendre en vitesse. Il faisait noir, très noir, une obscurité que seuls les yeux des gobelins qui habitent au cœur des montagnes peuvent percer. Des passages se croisaient et se tortillaient dans toutes les directions, mais les gobelins s’y retrouvaient comme vous et moi en route pour le bureau de poste le plus proche. Le chemin descendait encore et toujours, et l’air devenait horriblement étouffant. Les gobelins étaient très brusques : ils les pinçaient sans aucune pitié, et gloussaient et riaient d’une voix horrible, froide comme la pierre ; et Bilbo se trouva même plus malheureux que lorsque le troll l’avait soulevé par les orteils. Il repensait sans cesse à la jolie clarté de son trou de hobbit. Ce ne serait pas la dernière fois.
Une lueur rouge apparut alors devant eux. Les gobelins se mirent à chanter, ou disons croasser, au rythme du claquement de leurs pieds plats sur la pierre, tout en secouant leurs prisonniers.
Cric ! Crac ! À l’attaque !
Serre, tords ! Pince, mords !
File, file ! À Gobelin-ville
Tu vas, mon gars !
Clic, clac ! Scouic, scouac !
Pics et pioches ! Marteaux et roches !
Bing, bang, dans la montagne !
Ha, ha ! mon gars !
Flic, flac ! le fouet claque !
Bats, blesse ! Frappe, fesse !
Criaille, fripouille ! Travaille, andouille !
Sans répit ! Les gobelins rient,
Tout partout, loin en dessous,
En bas, mon gars !
Tout cela était vraiment terrifiant. Les murs résonnaient de leurs cric, crac ! et leurs scouic, scouac ! et de leur affreux rire ha, ha ! mon gars ! Le sens de leur chanson n’était que trop palpable ; car les gobelins sortirent alors des fouets, et ils les fouettèrent d’un flic, flac ! qui les envoya courir à toutes jambes ; et plus d’un nain criaillait déjà comme un oisillon lorsqu’ils débouchèrent sur une grande caverne.
Éclairée par un grand feu installé au centre, et par des torches sur les murs, elle fourmillait de gobelins. Ils s’esclaffèrent et tapèrent des pieds et des mains quand les nains (et le pauvre Bilbo sur leurs talons, tout près des fouets) entrèrent au pas de course, tandis que les chefs de peloton faisaient siffler et claquer leurs fouets derrière eux. Les poneys étaient déjà serrés les uns contre les autres dans un coin ; tous leurs bagages gisaient par terre, leurs paquets éventrés, fouillés par des gobelins, reniflés par des gobelins, tripotés par des gobelins : des gobelins qui se chamaillaient pour les avoir.
Ce fut la dernière fois, j’en ai peur, qu’ils virent ces vaillants petits poneys (dont une joyeuse petite bête blanche, très robuste, prêtée à Gandalf par Elrond, parce que son cheval ne pouvait gravir les sentiers de montagne). Car les gobelins mangent les chevaux, les poneys et les ânes (et bien d’autres choses moins appétissantes), et sont toujours affamés. Mais pour l’instant, les prisonniers ne songeaient qu’à eux-mêmes. Les gobelins les enchaînèrent les mains derrière le dos, et les lièrent les uns à la suite des autres, et ils les traînèrent à l’autre extrémité de la caverne, Bilbo en queue de peloton, incapable de suivre.
Assis là dans l’ombre, sur une grande pierre plate, se trouvait un redoutable gobelin avec une tête énorme, entouré d’autres gobelins armés des haches et des lames recourbées dont ils se servent. Or, les gobelins sont des créatures sanguinaires et malveillantes, au cœur mauvais. Ils ne font jamais de belles choses, mais ils peuvent en faire de très ingénieuses. Ils savent creuser des tunnels et en extraire les richesses autant que les nains (sauf les plus habiles de ce peuple), lorsqu’ils s’en donnent la peine, bien qu’ils soient habituellement désordonnés et malpropres. Marteaux, haches, épées, poignards, pinces, pioches et instruments de torture : toutes ces choses, ils savent parfaitement les fabriquer, ou les font fabriquer par d’autres à l’identique – des prisonniers et des esclaves forcés à travailler jusqu’à ce que mort s’ensuive, privés d’air et de lumière. Il n’est pas improbable qu’ils aient inventé certains des engins qui, depuis, tourmentent le monde, en particulier ces ingénieux dispositifs destinés à tuer beaucoup de gens d’un seul coup, car ils ont toujours apprécié les roues, les moteurs et les explosions, et aussi le fait de ne pas se donner plus de peine qu’il n’en faut ; mais à cette époque et dans ces contrées sauvages, ils n’avaient pas autant progressé (comme on dit). Ils ne détestaient pas spécialement les nains, en tout cas pas davantage que les autres, car ils haïssaient le monde et tout ce qu’il contenait, en particulier les gens ordonnés et prospères ; dans certaines régions, des nains malveillants allaient même jusqu’à s’allier avec eux. Mais ils gardaient une rancune toute spéciale contre les gens de Thorin, en raison de cette guerre dont il a été question, mais qui n’entre pas dans ce récit ; et de toute manière, les gobelins se fichent bien de qui ils attrapent, pourvu que ce soit fait avec ruse et sans bruit, sur des gens sans défense.
« Qui sont ces misérables personnages ? » dit le Grand Gobelin.
« Des nains, et ceci ! » répondit l’un des chefs, tirant sur la chaîne de Bilbo pour le mettre à genoux. « Nous les avons trouvés réfugiés dans notre Hall d’Entrée. »
« Que faisiez-vous là ? dit le Grand Gobelin en se tournant vers Thorin. Rien de bon, je présume ! Des espions venus mettre le nez dans les affaires de mes gens, je suppose ! Des voleurs, voilà qui ne me surprendrait pas ! Des assassins et des amis des Elfes, sans aucun doute ! Allons ! Qu’avez-vous à dire ? »
« Thorin le nain, à votre service ! » répondit-il ; mais ce n’était qu’une vaine politesse. « Nous sommes innocents de toutes ces choses que vous suspectez ou imaginez. Nous nous sommes abrités de l’orage dans cette grotte qui nous semblait confortable et inoccupée ; jamais nous n’avons eu l’intention d’importuner les gobelins de quelque manière que ce soit. » Ce ne pouvait être plus vrai !
« Hum ! fit le Grand Gobelin. C’est vous qui le dites ! Puis-je savoir ce qui a bien pu vous amener dans les montagnes, d’où vous veniez, et où vous alliez ? En fait, j’aimerais tout savoir en ce qui vous concerne. Ça ne vous tirera pas d’affaire, Thorin Lécudechesne, je connais déjà trop bien les vôtres ; mais dites-nous la vérité, ou je vous réserve quelque chose de particulièrement inconfortable ! »