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« Ils ont construit cette porte il y a bien longtemps, dit-il, en partie comme chemin d’évasion, en cas de nécessité ; en partie comme voie d’accès aux terres avoisinantes, où ils viennent encore la nuit et causent d’importants dégâts. Elle est constamment gardée et personne n’a réussi à la faire condamner. Ils la surveilleront d’autant plus après ce qui s’est passé », ajouta-t-il en riant.

Les autres rirent aussi. Après tout, ils avaient beaucoup perdu dans cette aventure, mais ils avaient tué le Grand Gobelin et bon nombre de ses congénères, et ils s’en étaient tous sortis indemnes : jusqu’à présent, on pouvait dire qu’ils avaient eu le dessus.

Mais le magicien les ramena à la raison. « Il faut poursuivre notre route sans plus tarder, maintenant que nous sommes un peu reposés, dit-il. Ils nous pourchasseront par centaines la nuit venue ; et déjà, les ombres s’allongent. Ils peuvent flairer notre piste des heures et des heures après notre passage. Nous devrons franchir plusieurs milles avant le crépuscule. Il y aura un peu de lune, si le beau temps se maintient, et c’est pour nous une chance. Non pas que la lune les embête tellement, mais nous pourrons y voir un peu mieux. »

Le hobbit continuait de poser des questions. « Certes, poursuivit Gandalf, on perd la notion du temps lorsqu’on entre chez les gobelins. Nous sommes aujourd’hui jeudi, et c’est lundi soir ou mardi matin qu’on nous a capturés. Nous avons parcouru de nombreux milles au cœur des montagnes, et nous voilà de l’autre côté – un excellent raccourci. Mais nous ne sommes pas arrivés là où nous étions censés descendre : nous sommes trop au nord, et des terres inhospitalières nous attendent. Et nous sommes encore assez haut. Mettons-nous en route ! »

« J’ai terriblement faim », gémit Bilbo, qui prit soudainement conscience de n’avoir rien mangé depuis la veille de l’avant-veille. Imaginez ce que cela représente pour un hobbit ! Son estomac lui paraissait vide et flasque, et ses jambes toutes chancelantes, maintenant qu’il s’était remis de ses émotions fortes.

« Rien à faire, dit Gandalf, à moins que vous préfériez rebrousser chemin pour demander gentiment aux gobelins de vous rendre votre poney et vos bagages. »

« Non merci ! » fit Bilbo.

« Très bien. Dans ce cas, il faudra nous serrer la ceinture et continuer tant bien que mal – sans quoi nous risquons d’être mangés pour souper, ce qui serait bien pire que d’en être privés. »

Tout en cheminant, Bilbo regardait de côté et d’autre à la recherche de nourriture ; mais les mûriers étaient encore en fleur, et bien sûr il n’y avait aucune sorte de noix, ni même des cenelles. Il grignota un bout d’oseille, il but à un petit ruisseau des montagnes qui traversait le sentier, et il mangea trois fraises sauvages qu’il trouva au bord de l’eau, mais cela ne l’aida pas beaucoup.

Ils poursuivirent leur route. Le sentier raboteux disparut. Les buissons et les longues herbes entre les rochers, les tapis de verdure broutés par les lapins, le thym, la sauge, la marjolaine, les hélianthèmes jaunes – tous disparurent, et les marcheurs se retrouvèrent au sommet d’un vaste éboulis de pierres qui plongeait à pic, les restes d’un glissement de terrain. Lorsqu’ils entamèrent leur descente, des cailloux et des débris roulèrent sous leurs pieds ; bientôt, de plus gros éclats de roche remuèrent avec bruit, délogeant plus bas d’autres morceaux qui se mirent à glisser et à débouler ; puis de grosses pierres se détachèrent et dégringolèrent avec fracas, soulevant des nuages de poussière. Tout le flanc de la colline semblait alors en mouvement, et ils dévalaient la pente, affolés, serrés les uns contre les autres au milieu de ce tumulte glissant, vrombissant, ponctué du craquement de la roche.

Ce furent les arbres au bas de la pente qui les sauvèrent. Ils atteignirent l’orée d’une vaste pinède qui escaladait les contreforts des montagnes à partir des forêts plus sombres et plus profondes au creux des basses terres. Certains d’entre eux s’accrochèrent aux troncs et se hissèrent jusqu’aux premières branches, d’autres (comme le petit hobbit) se réfugièrent derrière un arbre pour éviter d’être assaillis par la pierre. Bientôt, l’éboulement s’arrêta. Le danger était passé, et l’on n’entendit plus que le fracas distant des dernières grosses roches qui bondissaient et tournoyaient parmi les fougères et les racines, loin en bas.

« Eh bien ! ça nous a fait faire un bon bout de chemin, dit Gandalf ; et même les gobelins sur notre piste auront fort à faire pour descendre ici sans faire de bruit. »

« Sans doute, grogna Bombur, mais ils n’auront aucun mal à nous envoyer des pierres derrière la tête. » Bilbo et les nains, très mécontents, se frottaient les jambes et les pieds, couverts de bleus et de meurtrissures.

« Balivernes ! Nous allons bifurquer de ce côté, ce qui nous mettra hors de portée de l’éboulis. Il faut faire vite ! Voyez comme il fait noir ! »

Le soleil avait plongé depuis longtemps derrière les montagnes. Déjà, les ombres s’épaississaient autour d’eux, même s’ils pouvaient voir, loin à travers les arbres et au-delà des cimes noires de ceux qui poussaient en bas, la lumière du soir sur les plaines. Ils clopinaient maintenant dans une forêt de pins, marchant aussi vite qu’il le pouvaient le long d’un sentier en pente douce qui descendait tout droit vers le sud. Parfois ils naviguaient dans un océan de fougères dont les hautes frondes passaient par-dessus la tête du hobbit ; parfois ils se déplaçaient en silence sur un tapis d’aiguilles ; et pendant ce temps, l’obscurité et le silence de la forêt grandissaient. Il n’y avait ce soir-là aucun vent, pas le moindre soupir des branches au sommet des arbres.

« Faut-il aller encore plus loin ? » demanda Bilbo. Il faisait si noir qu’il avait peine à voir la barbe de Thorin s’agiter à côté de lui, et le silence était tel que la respiration des nains lui parvenait comme un bruit rauque. « Mes orteils sont tout meurtris et déformés, mes jambes me font mal, et mon estomac ballotte comme un sac vide. »

« Un peu plus loin », répondit Gandalf.

Après ce qui sembla une éternité, ils débouchèrent soudain sur un espace complètement dénué d’arbres. La lune s’était levée et brillait dans la clairière. Sans qu’ils aient pu dire pourquoi, l’endroit leur parut sinistre, même si tout semblait parfaitement normal.

Tout à coup ils entendirent un hurlement en contrebas, un long hurlement à donner le frisson. Il fut suivi d’un deuxième, plus à droite et beaucoup plus près d’eux, puis d’un troisième, non loin à gauche. Des loups hurlaient à la lune, des loups sur le point de se rassembler !

Les loups ne fréquentaient pas le voisinage de M. Bessac, et aucun ne vivait près de son trou, mais il connaissait ce bruit. On le lui avait décrit bien assez souvent dans les contes. Quand il était jeune, l’un de ses cousins (du côté Touc), qui était plus âgé que lui et qui avait beaucoup voyagé, s’amusait à l’imiter pour lui faire peur. Mais l’entendre ainsi dans la forêt au clair de lune, c’en était trop pour lui. Même les anneaux magiques ne peuvent vous protéger des loups – surtout ces bandes malfaisantes vivant dans l’ombre des montagnes infestées de gobelins, par-delà la Lisière de la Sauvagerie aux frontières de l’inconnu. Les loups de cette espèce ont le nez plus fin que les gobelins, et ils n’ont pas besoin de vous voir pour vous attraper !

« Qu’allons-nous faire ? Qu’allons-nous faire ? s’écria-t-il. Échapper à des gobelins pour être attrapé par des loups ! » dit-il, et ce devint un proverbe, comme on disait autrefois « tomber de la poêle dans le feu » dans une situation où tout va de mal en pis.