Le pauvre petit Bilbo faillit de nouveau être laissé derrière ! Il put tout juste s’accrocher aux jambes de Dori, qui fut le dernier à être ramassé. Ils s’élevèrent ensemble au-dessus du tumulte, échappant à l’incendie, tandis que Bilbo se balançait dans le vide, au bout de ses bras sur le point de se rompre.
Loin en bas, les gobelins et les loups se dispersaient partout dans les bois. Quelques aigles volaient toujours en cercles au-dessus du champ de bataille. Les flammes bondirent subitement à la cime des arbres, qui s’embrasèrent tout entiers d’un feu crépitant. Il y eut soudain une rafale d’étincelles et de fumée. Bilbo s’était échappé juste à temps !
Bientôt, la lueur du brasier s’évanouit sous leurs pieds, comme un point de lumière rouge sur un plancher noir. Déjà haut dans le ciel, ils ne cessaient de s’élever en décrivant de grands cercles tourbillonnants. Bilbo n’oublia jamais cette envolée, cramponné aux chevilles de Dori. Il geignait : « Mes bras, mes bras ! » tandis que Dori gémissait : « Mes pauvres jambes, mes pauvres jambes ! »
En altitude, Bilbo était (au mieux) pris de vertige. Il se sentait tout chose quand il lui arrivait de regarder en bas d’un tout petit précipice ; et il n’avait jamais aimé les échelles, sans parler des arbres (n’ayant jamais dû se sauver des loups auparavant). Je vous laisse imaginer combien la tête lui tournait à présent, en regardant ses orteils se balancer dans le vide, et en voyant les terres sombres se déployer sous lui, touchées çà et là par le clair de lune sur un rocher à flanc de colline ou sur un ruisseau dans la plaine.
Les cimes blanches des montagnes s’approchaient, comme des aiguilles baignées de lune surgissant des ombres. Été ou pas, l’air semblait se refroidir. Bilbo ferma les yeux et se demanda s’il pourrait tenir plus longtemps. Puis il imagina ce qui arriverait s’il lâchait prise, le cœur au bord des lèvres.
Le vol se termina juste à temps pour lui, juste avant que ses bras ne l’abandonnent. Il lâcha les chevilles de Dori en soufflant bruyamment et tomba sur une rude plate-forme, celle d’une aire d’aigle. Il resta étendu sans rien dire. Ses pensées oscillaient entre la surprise d’avoir été sauvé du feu, et la crainte de tomber du haut de cette corniche, dans les profondes ténèbres qui se trouvaient de chaque côté. Après les mésaventures des trois derniers jours, il se sentait vraiment dans un drôle d’état, n’ayant pratiquement rien mangé depuis, et il s’entendit réfléchir à haute voix : « Je sais maintenant ce qu’un morceau de bacon ressent lorsqu’il est sorti de la poêle et remis sur l’étagère ! »
« Non, vous ne savez pas, répondit la voix de Dori, car le bacon sait qu’il doit tôt ou tard retourner dans la poêle ; on espère que ce sera différent dans notre cas ! Et les aigles ne sont pas des fourchettes ! »
« Non, pas des couchettes… des fourchettes, je veux dire », fit Bilbo, près de s’endormir. Il se redressa et jeta un regard inquiet en direction de l’aigle qui s’était perché à côté d’eux. Il se demandait quelles autres sottises il avait pu dire, et si l’aigle s’en formaliserait. Il vaut mieux ne pas manquer de respect à un aigle, quand vous êtes de la taille d’un hobbit et que vous êtes en visite chez lui la nuit !
L’aigle ne fit qu’aiguiser son bec sur une pierre, et lissa ses plumes sans faire attention à lui.
Bientôt, un autre aigle le rejoignit. « Le Seigneur des Aigles te prie de conduire les prisonniers à la Grande Corniche », cria-t-il avant de s’envoler de nouveau. L’autre oiseau saisit Dori dans ses griffes et disparut dans la nuit avec lui, laissant Bilbo tout seul. Il eut tout juste la force de se demander ce que le messager avait voulu dire par « les prisonniers », et il commençait à s’imaginer en train d’être déchiqueté comme un lapin, quand son tour arriva.
L’aigle revint, l’agrippa par le col de son manteau et s’élança dans les airs. Cette fois, il ne vola pas longtemps. Très vite, Bilbo fut déposé, tremblant comme une feuille, sur une vaste corniche au flanc de la montagne. Il n’y avait aucun moyen d’y accéder, sauf par la voie des airs, ni aucun moyen d’en descendre, sauf en sautant du haut d’un précipice. Il vit que tous les autres étaient assis là, adossés à la paroi rocheuse. Le Seigneur des Aigles s’y trouvait également et discutait avec Gandalf.
Il apparut que Bilbo ne serait pas dévoré, tout compte fait. Le magicien et le seigneur aigle s’étaient déjà rencontrés, semblait-il, et ils étaient même quelque peu amis. En fait, Gandalf, qui avait souvent voyagé dans les montagnes, avait un jour rendu service aux aigles en guérissant leur seigneur blessé par une flèche. Comme vous le voyez, « prisonniers » signifiait seulement « les prisonniers délivrés des gobelins », et rien d’autre. Écoutant ce que Gandalf avait à dire, Bilbo comprit qu’ils allaient enfin pouvoir s’échapper de ces terribles montagnes, une fois pour toutes. Avec le Grand Aigle, le magicien examinait la possibilité de transporter les nains, Bilbo et lui-même au-dessus des plaines, ce qui raccourcirait considérablement leur voyage.
Le Seigneur des Aigles ne voulait les amener nulle part où vivaient des hommes. « Ils nous viseraient avec leurs grands arcs en bois d’if, dit-il, car ils croiraient que nous venons pour leurs moutons. Et en d’autres circonstances, ils auraient raison. Non ! il nous fait plaisir de priver les gobelins de leur pâture, et de nous acquitter de notre dette en vous rendant la pareille, mais nous ne risquerons pas nos vies pour des nains en survolant les plaines du Sud. »
« Très bien, dit Gandalf. Emportez-nous là où vous voudrez, et aussi loin que vous le pourrez. Nous vous sommes déjà forts reconnaissants. Mais en attendant, nous sommes affamés. »
« Je suis presque mort de faim », dit Bilbo d’une petite voix fluette que personne n’entendit.
« Peut-être pourrons-nous remédier à cela », répondit le Seigneur des Aigles.
Si vous étiez arrivé quelque temps plus tard, vous auriez sans doute aperçu un grand feu sur la corniche, et la silhouette des nains assemblés autour d’un bon fumet de viande. Les aigles avaient apporté des branchages en guise de combustible, ainsi que des lapins, des lièvres et un petit mouton. Les nains s’occupèrent de tout préparer. Bilbo était trop affaibli pour leur venir en aide ; de toute manière, il ne savait guère comment s’y prendre pour dépouiller un lapin ou pour découper la viande, lui qui la recevait toujours du boucher, déjà parée et prête à cuire. Gandalf, lui aussi, s’était allongé après avoir contribué en allumant le feu, Oin et Gloin ayant perdu leurs briquets à amadou. (Les nains n’ont jamais adopté les allumettes, même de nos jours.)
Ainsi finirent leurs aventures dans les Montagnes de Brume. Bilbo eut bientôt l’estomac rétabli, le ventre plein et l’assurance de dormir avec contentement, même s’il eût préféré, et de loin, du pain et du beurre à des morceaux de viande rôtis sur des bouts de bois. Recroquevillé sur la pierre, il dormit plus profondément qu’il ne l’avait jamais fait chez lui, dans son lit de plume au fond de son trou. Mais toute la nuit, il rêva de sa maison et en visita toutes les pièces dans son sommeil, cherchant toujours un même objet sans pouvoir le trouver, ni même se rappeler à quoi il ressemblait.