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« De grâce, non, non, NON, NON ! s’écria Gandalf. Ne faites pas l’étourdi, monsieur Bessac, si ce n’est pas trop vous demander ; et au nom du ciel, ne mentionnez plus le mot “fourreur” avant d’être à trois cents lieues de sa maison, ni “tapis”, “cape”, “étole”, “manchon”, ou aucun autre mot malencontreux ! C’est un change-peau. Il change de peau : parfois, c’est un énorme ours noir ; parfois, c’est un homme grand et fort, un colosse aux cheveux noirs avec une barbe touffue. Je ne peux guère vous en dire plus, même si cela devrait suffire. Certains disent que c’est un ours, un descendant des grands ours qui vivaient jadis dans les montagnes avant l’arrivée des géants. D’autres disent que c’est un homme dont les ancêtres vivaient dans cette partie du monde avant l’arrivée de Smaug et des autres dragons, et avant que les gobelins venus du Nord n’envahissent les montagnes. Je ne saurais vous dire laquelle des deux histoires est vraie, bien que je privilégie la seconde. Ce n’est pas le genre d’individu à qui l’on pose des questions.

« En tout cas, il n’est sous l’effet d’aucun enchantement, hormis le sien. Il vit au milieu d’une forêt de chênes, dans une grande maison en bois ; et comme les hommes, il élève du bétail et des chevaux qui sont presque aussi merveilleux que lui. Ils travaillent pour lui et parlent avec lui. Il ne les mange pas ; il ne chasse pas non plus les animaux sauvages. Il garde chez lui, à sa disposition, quantité de ruches remplies de grosses abeilles féroces, et il se nourrit surtout de crème et de miel. Sous la forme d’un ours, il parcourt les terres de long en large. Je l’ai déjà vu assis tout seul au sommet du Carroc, la nuit, regarder la lune plonger derrière les Montagnes de Brume, et je l’ai entendu grogner dans la langue des ours : “Le jour viendra où ils périront, et j’y retournerai !” C’est pourquoi je crois qu’il fut un temps où il habitait les montagnes. »

Bilbo et les nains, qui avaient désormais ample matière à réflexion, ne posèrent plus de questions. Il leur restait encore beaucoup de route à faire. Par monts et par vaux, ils cheminèrent. La journée devint très chaude. Parfois, ils se reposaient sous les chênes ; et Bilbo, affamé, se serait nourri de glands s’ils n’avaient été encore à l’arbre, faute d’avoir assez mûri.

Ce fut en milieu d’après-midi qu’ils remarquèrent de grands bosquets de fleurs un peu partout, regroupées par espèces, comme si quelqu’un les y avait plantées. Le trèfle était particulièrement à l’honneur : des buissons ondoyants de trèfle incarnat, de trèfle violet, et de vastes étendues de mélilot blanc aux délicieux arômes de miel. Il y avait un grand vrombissement dans l’air. Des abeilles bourdonnaient partout. Et quelles abeilles ! Bilbo n’en avait jamais vu de pareilles.

« Si je me fais piquer, pensa-t-il, je vais enfler jusqu’à deux fois ma taille ! »

Elles étaient plus grosses que des frelons. Les faux bourdons étaient plus gros que votre pouce, nettement plus, et les rayures jaunes sur leurs corps noirs brillaient comme de l’or au soleil.

« Nous arrivons, dit Gandalf. Nous sommes en bordure de ses prés à abeilles. »

Au bout d’un moment, ils parvinrent à une ceinture de chênes immenses et plusieurs fois centenaires. Un peu plus loin se dressait une haute haie épineuse, trop dense pour voir ou passer à travers.

« Vous feriez mieux d’attendre ici, dit le magicien aux nains, et quand vous m’entendrez siffler ou crier, venez me rejoindre – vous verrez par où je passe –, mais seulement par paires, je vous prie, à intervalles de cinq minutes. Vu son tour de taille, on dira que Bombur compte pour deux : qu’il vienne seul et en dernier. Venez, monsieur Bessac ! Il y a une porte quelque part par là. » Sur ce, il se dirigea le long de la haie, entraînant avec lui le hobbit effrayé.

Ils se tinrent bientôt devant une barrière en bois, large et haute, derrière laquelle se trouvaient des jardins et un ensemble de constructions en bois, plutôt basses, parfois couvertes de chaume et faites de rondins : granges, écuries, remises, de même qu’une maison en bois, basse et allongée. Derrière la haie, du côté sud, se voyaient plusieurs rangées de ruches avec des toits de paille en forme de cloche. Le vrombissement des abeilles géantes qui s’affairaient autour des ruches remplissait le jardin.

Le magicien et le hobbit poussèrent la lourde barrière grinçante et suivirent un large sentier vers la maison. Quelques chevaux, au poil lustré et bien brossé, trottèrent jusqu’à eux dans l’herbe et les dévisagèrent d’un œil intelligent ; puis ils partirent au galop en direction des cabanes.

« Ils sont allés l’avertir que des étrangers arrivent », dit Gandalf.

Ils entrèrent bientôt dans une cour, fermée sur trois côtés par la grande maison et ses deux longues ailes. Au centre se trouvaient un grand tronc de chêne et de nombreuses branches coupées de chaque côté. Non loin se tenait un homme de forte carrure à la barbe noire et aux cheveux touffus, nu-bras et nu-jambes, noueux comme de l’écorce. Il était vêtu d’une tunique de laine qui descendait jusqu’à ses genoux, et s’appuyait sur une grande hache. Les chevaux étaient à ses côtés, le nez à la hauteur de ses épaules.

« Hum ! les voilà ! dit-il aux chevaux. Ils n’ont pas l’air dangereux. Vous pouvez partir ! » Il s’esclaffa bruyamment, déposa sa hache et s’approcha.

« Qui êtes-vous et que voulez-vous ? » demanda-t-il d’un ton bourru. Devant son imposante silhouette, Gandalf semblait avoir rétréci. Quant à Bilbo, il aurait facilement pu lui passer entre les jambes, sans avoir à se baisser pour ne pas frôler sa tunique brune.

« Je suis Gandalf », dit le magicien.

« Jamais entendu parler, grogna l’homme. Et qui est ce petit bonhomme ? » dit-il en se penchant pour mieux froncer ses grands sourcils noirs au visage du hobbit.

« Voici M. Bessac, un hobbit de bonne famille et de réputation irréprochable », dit Gandalf. Bilbo s’inclina. Il ne put lui tirer son chapeau, puisqu’il n’en avait pas ; et il ne pouvait que déplorer l’absence de ses nombreux boutons. « Je suis un magicien, poursuivit Gandalf. J’ai entendu parler de vous, même si vous ne me connaissez pas ; mais peut-être connaissez-vous mon bon cousin Radagast, qui vit dans le Sud, aux confins de la forêt de Grand’Peur ? »

« Oui ; ce n’est pas un mauvais bougre, pour un magicien, je trouve. Je le voyais de temps en temps, dit Beorn. Eh bien, maintenant, je sais qui vous êtes, ou prétendez être. Qu’est-ce que vous voulez ? »

« Pour ne rien vous cacher, nous nous sommes presque égarés, nous avons perdu nos bagages et nous avons grandement besoin d’aide, ou du moins de conseils. Disons que nous avons passé des moments difficiles avec les gobelins des montagnes. »

« Les gobelins ? dit le colosse d’une voix adoucie. Ho, ho ! ce sont eux qui vous ont causé tous ces ennuis, n’est-ce pas ? Pourquoi vous êtes-vous mêlés à eux ? »

« Ce n’était pas notre intention. Ils nous ont surpris la nuit, dans un col que nous devions traverser ; nous sommes arrivés dans vos contrées par les terres de l’Ouest – c’est une longue histoire. »

« Alors vous feriez mieux d’entrer et de m’en raconter une partie, pourvu qu’on n’y passe pas la journée », dit-il en les conduisant dans la maison par une porte sombre qui donnait sur la cour.

Ils le suivirent jusqu’à une grande salle avec un foyer au milieu. Malgré la saison chaude, un feu de bois brûlait dans l’âtre et la fumée montait jusqu’aux combles noircis, cherchant à sortir par l’ouverture pratiquée dans le toit. Ils traversèrent cette salle obscure, sans autre éclairage que le feu et la lucarne faisant jour, et passèrent une plus petite porte menant à une sorte de véranda soutenue par de simples troncs d’arbres érigés en poteaux. Orientée au sud, elle demeurait chaude et était baignée des rayons obliques du soleil de l’après-midi, dont l’éclat doré inondait le jardin couvert de fleurs qui s’étendait jusqu’aux marches.