« Par ma barbe ! grogna Beorn. Vous insinuez que les gobelins ne savent pas compter ? C’est tout le contraire, je vous assure. Douze n’est pas égal à quinze et ils le savent. »
« Et moi aussi. Bifur et Bofur étaient là également. Je n’avais pas encore osé vous les présenter, mais les voici. »
Bifur et Bofur entrèrent. « Et moi ! » s’écria le gros Bombur, tout essoufflé, et très fâché d’avoir dû patienter jusqu’à la toute fin. Refusant d’attendre cinq minutes de plus, il se présenta avec les deux autres.
« Bon ! Maintenant, vous êtes vraiment quinze ; et puisque les gobelins savent compter, je suppose que c’est tout ce qu’il y avait au sommet des arbres. On pourra enfin terminer cette histoire sans être interrompus à tout bout de champ. » M. Bessac comprit alors à quel point Gandalf avait été malin. Les interruptions n’avaient servi qu’à piquer la curiosité de Beorn, et l’histoire elle-même avait empêché qu’il ne considère les nains comme de simples mendiants en les mettant aussitôt à la porte. Il n’invitait jamais les gens chez lui, à moins d’y être obligé. Il n’avait que très peu d’amis, qui demeuraient assez loin, et il n’en invitait jamais plus d’un ou deux à la fois. À présent, il se retrouvait avec quinze étrangers assis sur son perron !
Quand le magicien eut terminé de raconter comment les aigles les avaient secourus et transportés jusqu’au Carroc, le soleil avait disparu derrière les cimes des Montagnes de Brume et les ombres s’allongeaient dans le jardin de Beorn.
« Un très bon récit ! dit-il. Un des meilleurs que j’aie entendus depuis longtemps. Si tous les mendiants racontaient de telles histoires, ils me trouveraient plus accueillant. Vous l’avez peut-être inventé du début à la fin, remarquez, mais vous méritez quand même un bon souper. Allons casser la croûte ! »
« Volontiers ! dirent-ils d’une seule voix. Merci beaucoup ! »
Dans la grande salle, il faisait désormais très noir. Beorn frappa des mains, sur quoi entrèrent quatre beaux poneys blancs, suivis de plusieurs gros chiens gris au corps allongé. Beorn leur dit quelque chose dans une langue étrange, comme des bruits d’animaux transformés en paroles. Ils ressortirent, puis revinrent bientôt en apportant des torches dans leurs gueules, qu’ils allumèrent au feu, et qu’ils installèrent sur des supports bas à même les piliers de la salle, non loin de l’âtre central. Les chiens pouvaient se tenir sur leurs pattes de derrière s’ils le désiraient, et transporter des choses avec celles de devant. Ils eurent vite fait d’aller chercher des planches et des tréteaux posés contre les murs latéraux et de les installer près du feu.
Puis on entendit « bê, bê, bê ! » et des moutons entrèrent, blancs comme neige, conduits par un gros bélier noir comme du charbon. L’un d’entre eux apportait une nappe blanche dont la bordure était brodée de figures animales ; les autres portaient, sur leurs larges dos, des plateaux remplis de bols et de plats, de couteaux et de cuillers de bois que les chiens s’empressèrent de disposer sur les tables à tréteaux. Celles-ci étaient très basses, assez basses même pour que Bilbo y soit confortablement assis. Au bout de la table, un poney approcha deux larges tabourets aux sièges tressés de jonc, solides, mais courts sur pattes, pour Gandalf et Thorin, puis il installa en face la grande chaise noire de Beorn, construite de façon similaire (et sur laquelle il s’assoyait en étendant les jambes loin sous la table). C’étaient les seuls sièges qu’il y avait dans sa demeure, et s’il les aimait aussi bas, comme les tables, c’était sans doute pour faciliter la tâche aux merveilleux animaux qui le servaient. Et les autres, sur quoi s’assirent-ils ? Ils ne furent pas oubliés. Les autres poneys arrivèrent en faisant rouler des tronçons de bois en forme de tambours, sablés et cirés, et assez bas pour convenir à Bilbo : tous furent donc bientôt attablés, la demeure de Beorn n’ayant pas connu une telle réunion depuis maintes années.
Ils eurent droit à un souper (ou un dîner, si vous préférez) comme ils n’en avaient pas eu depuis qu’ils avaient quitté la Dernière Maison Hospitalière dans l’Ouest et fait leurs adieux à Elrond. La lueur des torches et du feu dansait tout autour d’eux, et sur la table étaient posées deux hautes chandelles de cire d’abeille rouge. Pendant tout le repas, Beorn raconta, de sa voix tonitruante, des histoires des contrées sauvages de ce côté-ci des montagnes – en particulier cette région dangereuse et sombre qui s’étendait à perte de vue, du nord au sud, à un jour de chevauchée à l’est, et qui leur barrait la route : la terrible forêt de Grand’Peur.
Les nains écoutèrent en agitant leurs barbes, car ils savaient qu’ils devraient bientôt s’aventurer dans cette forêt, et qu’après les montagnes, c’était le pire danger qui les attendait avant le repaire du dragon. Après le dîner, ils se mirent à raconter des histoires à eux, mais Beorn semblait somnoler de plus en plus et ne leur prêtait guère attention. Ils parlaient surtout d’or, d’argent et de joyaux, et de l’art de façonner des objets sous l’enclume, mais Beorn semblait ne pas s’intéresser à ces choses : aucun objet d’or ou d’argent ne décorait sa demeure, et seuls les couteaux, ou presque, étaient faits de métal.
Ils restèrent longtemps assis à table devant leurs bols de bois remplis d’hydromel. Dehors, la nuit sombre était tombée. Au milieu de la salle, on raviva le feu avec de nouvelles bûches et on éteignit les torches. Puis ils veillèrent à la lumière des flammes dansantes, près des grands piliers qui se dressaient derrière eux et se perdaient dans l’obscurité de la toiture comme des arbres dans la forêt. Était-ce de la magie, Bilbo n’aurait su le dire, mais il crut entendre, là-haut dans les combles, un son semblable au gémissement du vent dans les branches, et des hululements de hiboux. Bientôt il commença à somnoler, hochant la tête par à-coups, et les voix devinrent très lointaines. Puis il se réveilla en sursaut.
La grande porte grinçante venait de claquer. Beorn était parti. Les nains, assis par terre autour du feu, les jambes croisées, se mirent alors à chanter. Certains de leurs couplets ressemblaient à ceci, mais il y en eut bien d’autres, et ils chantèrent longuement :
Le vent fouettait la lande en deuil,
mais dans la forêt, nulle feuille
ne remuait ni ne laissait
aucun jour en franchir le seuil.
Le vent descendit des hauteurs,
dès lors étendit sa rumeur ;
au bois obscur, les feuilles churent
sous les rameaux de la terreur.
Le vent se glissa d’ouest en est,
délaissant la forêt funeste,
mais peu après sur le marais
cria sa fureur manifeste.
Les roseaux de l’étang sifflaient,
l’herbe bruissait et fléchissait,
et lentement au firmament,
les nuages se déchiraient.
Puis le dragon dans sa tanière
sur la Montagne Solitaire
sentit le vent sur le versant
et les vapeurs monter dans l’air.
Le vent prit son vol et s’enfuit
sur les océans de la nuit,
hissa ses voiles en mer d’étoiles
devant une lune éblouie.