Выбрать главу

Le lendemain, ils se mirent en route avant l’aube, même si la nuit avait été courte. Dès les premières lueurs, ils purent voir la forêt s’approcher, comme si elle venait à leur rencontre, ou bien comme si elle les attendait de pied ferme, tel un mur sombre et menaçant. Le terrain montait de plus en plus, et le hobbit sentait le silence les envahir. Les oiseaux chantaient moins. Les cerfs avaient disparu ; on ne voyait même plus un seul lapin. En début d’après-midi, ils atteignirent l’orée de Grand’Peur, où ils firent halte. Les grandes ramures des premiers arbres se balançaient presque au-dessus de leurs têtes ; leurs troncs étaient immenses et noueux, leurs branches tordues, leurs feuilles longues et noires. Le lierre qui les recouvrait rampait jusqu’à terre.

« Voici donc la forêt de Grand’Peur ! dit Gandalf. La grande forêt du Nord, la plus vaste qui soit dans cette partie du monde. J’espère qu’elle ne vous déçoit pas. Maintenant, vous devez renvoyer ces excellents poneys qui vous ont été prêtés. »

Les nains se mirent à ronchonner, mais le magicien les rappela à l’ordre et à la raison. « Beorn n’est pas aussi loin que vous semblez le penser, et quoi qu’il en soit, vous feriez mieux de tenir promesse, car c’est un redoutable adversaire. M. Bessac a la vue plus perçante que vous, si vous n’avez pas vu chaque nuit, dès le soir venu, un grand ours qui suivait notre convoi ou qui guettait notre campement de loin, assis au clair de lune. Non seulement pour vous protéger et pour vous guider, mais aussi par souci des poneys. Beorn est peut-être votre ami, mais il chérit ses animaux comme ses propres enfants. Vous n’avez pas idée de la bonté qu’il vous a témoignée en laissant des nains les faire galoper si vite et si loin, ni de ce qui pourrait vous arriver si vous tentiez de les emmener dans la forêt. »

« Et le cheval, alors ? dit Thorin. Vous ne parlez pas de le renvoyer. »

« Non, puisque je n’en ai pas l’intention. »

« Que dire de votre promesse, dans ce cas ? »

« Je me charge de cela. Je ne renvoie pas ce cheval, je le monte ! »

Ils surent alors que Gandalf allait les quitter tout juste à l’orée de Grand’Peur, et leur désarroi fut grand. Mais rien de ce qu’ils purent lui dire ne le fit changer d’avis.

« Allons, nous avons déjà eu cette discussion en arrivant au Carroc, dit-il. Rien ne sert d’argumenter. Comme je vous l’ai dit, une affaire urgente m’attend dans le Sud ; et je suis déjà en retard à cause de vos histoires. Qui sait, peut-être nous reverrons-nous avant que tout ceci soit terminé, mais peut-être que non. Cela dépendra de votre chance, de votre courage et de votre bon sens : c’est pourquoi j’envoie M. Bessac avec vous. Je vous ai déjà dit qu’il a plus d’un tour dans son sac, et vous ne tarderez pas à le constater. Alors courage, Bilbo, et ne faites pas cette tête. Courage, Thorin et Compagnie ! Cette expédition est la vôtre, après tout. Songez au trésor qui vous attend, et oubliez la forêt et le dragon, du moins, jusqu’à demain matin ! »

Et le lendemain, il leur répéta la même chose. Il ne leur restait donc plus qu’à remplir leurs outres à une source d’eau claire qu’ils trouvèrent non loin de l’entrée de la forêt, et à décharger les poneys. Ils distribuèrent les paquets aussi équitablement qu’ils le purent, mais Bilbo trouvait sa part excessivement lourde et accablante, et il n’aimait pas du tout l’idée de devoir se traîner sur des milles et des milles avec un tel fardeau sur les épaules.

« N’ayez crainte ! lui dit Thorin. Il ne s’allégera que trop vite. M’est avis que nous souhaiterons bientôt le voir s’alourdir, quand nous viendrons à manquer de nourriture. »

Enfin, ils firent leurs adieux aux poneys et les mirent sur le chemin du retour. Ceux-ci ne semblaient pas du tout fâchés de tourner leurs queues vers l’ombre de Grand’Peur, et ils rentrèrent à la maison en trottant gaiement. En les regardant s’éloigner, Bilbo aurait juré qu’une bête semblable à un ours était sortie de l’ombre des arbres pour s’élancer derrière eux.

Puis, ce fut au tour de Gandalf de faire ses adieux. Bilbo s’était assis par terre, très malheureux ; il aurait voulu être aux côtés du magicien sur sa grande monture. Il était allé faire un petit tour dans la forêt après le petit déjeuner (beaucoup trop frugal à son goût), et les ténèbres y semblaient aussi épaisses le matin qu’en pleine nuit ; et il y avait, sous les arbres, quelque chose de secret : « une sorte d’attente vigilante », s’était-il dit.

« Au revoir ! dit Gandalf à Thorin. Et au revoir à vous tous, mes amis ! Piquez tout droit dans la forêt, à présent. Ne vous écartez pas du sentier !… car autrement, il y a fort à parier que vous ne le retrouverez pas. À ce moment-là, vous ne ressortirez jamais de Grand’Peur, et ni moi, ni personne ne vous reverra plus. »

« Faut-il vraiment traverser la forêt ? » gémit le hobbit.

« Oui, il le faut ! répondit le magicien, si vous voulez vous rendre de l’autre côté. Vous devez la franchir ou abandonner votre quête. Et je ne vous permettrai pas de vous défiler à ce stade, monsieur Bessac. Vous devriez avoir honte de l’envisager. Il faut que vous veilliez sur tous ces nains à ma place », dit-il en riant.

« Non ! non ! dit Bilbo. Ne vous méprenez pas. Je voulais dire : y a-t-il moyen de la contourner ? »

« Bien sûr, si vous ne voyez pas d’inconvénient à faire un détour de deux cent milles par le nord et de deux fois cette distance par le sud. Mais même alors, votre route n’en serait pas plus sûre. Aucune route n’est sûre dans cette partie du monde. Souvenez-vous : vous avez dépassé la Lisière de la Sauvagerie, et vous en verrez de toutes les couleurs où que vous alliez. Contourner Grand’Peur par le nord vous mènerait en plein sur les contreforts des Montagnes Grises, qui regorgent de gobelins, de hobgobelins et d’orques de la pire espèce. En la contournant par le sud, vous aboutiriez aux terres du Nécromancien ; et je n’ai nul besoin de vous dire, même à vous, Bilbo, les histoires qu’on raconte au sujet de ce noir sorcier. Je vous déconseille fortement de vous approcher des terres qui sont sous la vigilance de sa tour sombre ! Restez sur le sentier de la forêt, armez-vous de courage, gardez espoir, et avec beaucoup de chance, le jour viendra peut-être où vous trouverez les Longs Marais étendus à vos pieds, et plus loin, là-haut dans l’Est, la Montagne Solitaire où vit ce cher vieux Smaug, même s’il est à espérer qu’il ne vous attendra pas. »

« Vous êtes vraiment d’un grand réconfort ! grogna Thorin. Au revoir ! Si vous ne voulez pas nous accompagner, vous feriez mieux de partir sans vous éterniser là-dessus ! »

« Au revoir, dans ce cas, et adieu ! » dit Gandalf, puis il fit tourner bride à sa monture et s’en fut, chevauchant dans l’Ouest. Mais il ne put résister la tentation d’avoir le dernier mot. Avant d’être nettement trop loin pour qu’on l’entende, il regarda en arrière et mit ses mains en cornet autour de sa bouche. Ils entendirent son cri résonner faiblement : « Adieu ! Soyez sages, prenez soin de vous… et NE QUITTEZ PAS LE SENTIER ! »