Fili crut la voir ; et quand il eut bien évalué son tir en la fixant longuement du regard, ses compagnons lui apportèrent une corde. Ils en avaient plusieurs : choisissant la plus longue, ils y attachèrent l’un des gros crochets de fer dont ils se servaient pour fixer leurs paquets aux courroies qui ceinturaient leurs épaules. Fili le prit dans sa main, le soupesa un instant, puis le lança vers l’autre rive.
Il tomba dans l’eau avec un grand plouf ! « Un peu court ! dit Bilbo qui observait avec attention. Quelques pieds encore et vous étiez sur la barque. Essayez encore. Je ne pense pas que la magie soit assez forte pour vous faire du mal ; après tout, ce n’est qu’un bout de corde mouillée. »
Fili se saisit à nouveau du crochet, après l’avoir tiré jusqu’à lui non sans une certaine méfiance. Cette fois, il le lança très vivement.
« Holà ! fit Bilbo, vous êtes dans le bois de l’autre côté, maintenant. Ramenez-le tranquillement. » Fili tira lentement sur la corde, et au bout d’un moment Bilbo s’écria : « Doucement ! Vous êtes sur la barque ; espérons que le crochet va prendre. »
Ce fut le cas. La corde se raidit, et Fili tira en vain. Kili vint à son aide, puis Oin et Gloin. Ils tirèrent et tirèrent, puis ils tombèrent brusquement à la renverse. Mais Bilbo, qui était resté vigilant, saisit la corde et se servit d’une branche afin d’arrêter la petite barque noire qui se précipitait sur le cours d’eau. « Aidez-moi ! » cria-t-il ; et Balin arriva juste à temps pour la saisir avant qu’elle ne soit emportée par le courant.
« Elle était attachée, tout compte fait, dit-il en examinant l’amarre rompue qui pendouillait encore à l’avant. Voilà un bel effort, mes gaillards ; encore une chance que notre corde ait été la plus forte. »
« Qui va traverser en premier ? » demanda Bilbo.
« Moi-même, dit Thorin, et vous viendrez avec moi, de même que Fili et Balin. Cette barque ne peut transporter plus de monde à la fois. Après cela, Kili, Oin, Gloin et Dori ; puis Ori, Nori, Bifur et Bofur ; et enfin Dwalin et Bombur. »
« Je suis toujours le dernier et je n’aime pas ça, dit Bombur. Que quelqu’un d’autre se sacrifie, pour une fois. »
« Tu ne devrais pas être aussi gros. Lourd comme tu l’es, tu devras attendre la dernière traversée, la plus légère. Ne commence pas à rouspéter contre les ordres, sinon il risque de t’arriver malheur. »
« Il n’y a pas de rames. Comment allez-vous faire pour gagner l’autre rive ? » demanda le hobbit.
« Donnez-moi une autre corde et un autre crochet », dit Fili, et quand ils les eurent attachés ensemble, il lança le crochet dans les ténèbres devant lui, en visant le plus haut possible. Ne le voyant pas retomber, ils conclurent qu’il avait dû se prendre dans les branches. « Embarquez, dit Fili, et que l’un d’entre vous tire sur la corde qui est dans l’arbre de l’autre côté. Un autre devra garder en main le premier crochet, et quand nous serons sur l’autre rive, il pourra le fixer à la barque pour qu’elle soit ramenée. »
De cette façon, ils eurent tous bientôt traversé la rivière enchantée sans encombre. Dwalin avait enroulé la corde à son bras et venait tout juste de mettre pied à terre, non sans difficulté, et Bombur (qui grommelait encore) se préparait à faire de même. C’est alors que le malheur arriva. Il y eut un bruit de course précipitée dans le sentier, et la forme d’un cerf surgit brusquement des ombres. La bête chargea les nains et les renversa, prête à bondir. Filant dans les airs, elle franchit la rivière d’un grand saut ; mais elle n’atteignit pas l’autre rive saine et sauve. Thorin était le seul à être resté fermement sur ses gardes et sur ses jambes. Sitôt débarqué, il avait bandé son arc et préparé une flèche, au cas où un éventuel gardien des eaux serait sorti de sa cachette. À présent, il décocha un trait rapide et précis sur l’animal en fuite, qui trébucha en atteignant l’autre rive. Les ombres l’engouffrèrent, mais très vite, le son des sabots hésita et se tut.
Avant qu’ils n’aient pu saluer ce tir prodigieux, cependant, Bilbo poussa une horrible plainte qui chassa de leurs esprits toute idée de venaison. « Bombur est tombé à l’eau ! Il se noie ! » s’écria-t-il. Ce n’était que trop vrai. Bombur avait encore un pied dans la barque lorsque le cerf avait foncé sur lui et sauté par-dessus lui. L’embarcation s’était dérobée sous son poids, quittant la berge ; il avait perdu pied et était tombé à la renverse dans l’eau sombre, ses doigts glissant sur les racines visqueuses tout près du bord, tandis que la barque disparaissait dans le courant en tournoyant lentement sur elle-même.
Son capuchon se voyait encore à la surface de l’eau lorsqu’ils accoururent. Sans perdre une seconde, ils lui lancèrent une corde munie d’un crochet. Sa main le saisit et ils le hissèrent sur la rive. Il était trempé des cheveux jusqu’aux bottes, évidemment, mais il y avait pire. Quand ils l’allongèrent sur la berge, il dormait déjà d’un profond sommeil, et sa main agrippait la corde avec une telle force qu’ils ne purent lui faire lâcher prise. Et malgré toutes leurs tentatives, impossible de le tirer du sommeil où il était plongé.
Ils étaient encore assis autour de lui, maudissant sa maladresse, déplorant leur malchance et regrettant d’avoir perdu l’embarcation qui leur eût permis d’aller chercher le cerf, quand ils perçurent une sonnerie de cors résonnant faiblement dans les bois, et des aboiements de chiens au loin. Ils devinrent tout à coup silencieux, dressant l’oreille ; et il leur sembla qu’une grande chasse se déroulait au nord du sentier, sans qu’ils voient pour autant quoi que ce soit.
Ils restèrent longtemps assis, n’osant pas bouger. Le visage joufflu de Bombur affichait un sourire paisible, comme si le nain, dans son sommeil, ne se souciait plus de rien. Des cerfs apparurent tout à coup dans le sentier, une biche et des faons aussi blancs que le mâle avait été noir : leur pelage neigeux luisait dans l’obscurité. Avant que Thorin n’ait pu réagir, trois des nains s’étaient levés d’un bond, tirant leurs flèches. Aucune ne parut faire mouche. Les bêtes firent demi-tour et disparurent aussi silencieusement qu’elles étaient venues, tandis que les nains s’acharnaient sur elles en vain.
« Arrêtez ! Arrêtez ! » s’écria Thorin, mais c’était trop tard. Les nains surexcités venaient de gaspiller leurs dernières flèches ; les arcs que Beorn leur avait donnés n’étaient plus d’aucune utilité.
Tous furent d’humeur sombre ce soir-là, et ils ne cessèrent de s’assombrir dans les jours qui suivirent. Ils avaient franchi la rivière enchantée ; mais au-delà, le chemin semblait s’éterniser de la même manière, et la forêt ne présentait aucun changement. Et pourtant, s’ils l’avaient connue un peu mieux et qu’ils s’étaient attardés à la signification des bruits de chasse et des cerfs blancs qui avaient surgi sur leur chemin, ils auraient compris qu’ils s’approchaient désormais de sa lisière orientale, et qu’une forêt moins dense et tachetée de soleil les attendait bientôt, s’ils parvenaient à garder courage et espoir.
Mais ils ne le savaient pas ; et la lourde carcasse de Bombur s’ajoutait à leur fardeau, et ils durent la traîner avec eux du mieux qu’ils le purent, se relayant quatre à quatre dans cette pénible tâche alors que les autres transportaient les paquets. Si ces derniers ne s’étaient pas considérablement allégés dans les jours précédents, ils n’auraient jamais pu y arriver ; mais ils auraient bien préféré de lourds chargements de nourriture à ce Bombur indolent et endormi. Au bout de quelques jours encore, il ne leur resta presque plus rien à manger ou à boire. Et ils ne trouvaient rien dans le bois qui semblait propice à la consommation, seulement des champignons peu ragoûtants et des herbes aux feuilles blêmes et aux arômes désagréables.