À cet instant précis, Balin, qui marchait un peu en avant des autres, s’écria : « Qu’est-ce que c’est que ça ? J’ai cru voir une lueur dans la forêt. »
Tous regardèrent et virent, à bonne distance semblait-il, une leur rouge dans l’obscurité ; puis une autre s’alluma à ses côtés, et encore une autre. Même Bombur se leva, et ils pressèrent le pas sans même se demander si c’étaient des trolls ou des gobelins. La lumière se trouvait à gauche du sentier, quelque part en avant, et lorsqu’ils la rejoignirent enfin, il apparut clairement que des torches et des feux brûlaient sous les arbres, assez loin en bordure du chemin.
« On dirait que mes rêves se réalisent », haleta Bombur, resté à la traîne. Il voulait se précipiter tout droit vers les lumières, à travers la forêt. Mais les autres ne se rappelaient que trop bien les avertissements du magicien et de Beorn.
« À quoi bon un festin, dit Thorin, s’il n’y a pas moyen d’en revenir vivants ? »
« Mais sans un festin, nous ne serons plus vivants pour très longtemps », répondit Bombur. Bilbo ne pouvait être plus d’accord. D’autres, cependant, n’étaient pas du même avis, et ils débattirent longuement de la question. Ils finirent par convenir d’envoyer deux espions, lesquels devraient s’approcher discrètement des lumières afin d’en apprendre davantage. Mais qui allait se prêter à l’exercice ? Ce fut un tout autre débat, car personne ne voulait risquer de se perdre et de ne plus jamais retrouver ses amis. Au bout du compte, en dépit de tous les avertissements, la faim eut raison de leurs craintes, car Bombur ne cessait d’évoquer toutes les bonnes choses qu’on mangeait, dans son rêve, au festin des bois ; tous quittèrent alors le sentier et plongèrent dans la forêt ensemble.
Après une longue avancée furtive qui se termina à quatre pattes, ils aperçurent, cachés derrière les troncs d’arbres, une grande clairière déboisée, au sol nivelé. Beaucoup de gens y étaient réunis qui ressemblaient à des elfes, tous vêtus de vert et de brun et assis sur des tronçons d’arbres coupés, disposés en un grand cercle. Un feu brûlait au milieu et des torches flambaient, accrochées aux arbres alentour. Plus fabuleux encore, tous ces gens mangeaient, buvaient et riaient joyeusement.
Le fumet de viande rôtie était si alléchant que, sans consulter personne, tous se levèrent et se précipitèrent en avant avec la seule idée de quémander de la nourriture. Le premier nain n’avait pas mis un pied dans la clairière que toutes les lumières s’éteignirent comme par magie. Quelqu’un donna un coup de pied au feu et celui-ci monta en une colonne d’étincelles brillantes et disparut. Ils étaient perdus dans un océan de noir et n’arrivaient même plus à se retrouver, du moins pas pendant un long moment. Après s’être empêtrés dans les ténèbres, trébuchant sur des rondins, se cognant à des arbres, appelant et criant, pris de panique, jusqu’à en réveiller tout ce qui pouvait habiter la forêt à des lieues à la ronde, ils parvinrent enfin à se réunir et à compter les têtes. À ce stade, bien entendu, ils n’étaient plus du tout sûrs de la direction du sentier ; en fait, ils étaient complètement perdus, du moins jusqu’au lever du jour.
Ils n’eurent d’autre choix que de passer la nuit à cet endroit, et n’osèrent même pas tâter le sol en quête de restants de nourriture, par crainte d’être à nouveau séparés. Mais ils n’étaient pas allongés depuis longtemps, et Bilbo commençait à peine à sommeiller, quand Dori, le premier à être de garde, chuchota bruyamment :
« Les lumières se rallument là-bas, et elles sont plus nombreuses que jamais. »
Tous se relevèrent sans hésiter. Des dizaines de lumières scintillaient non loin, et les voix et les rires ne faisaient aucun doute. Ils se faufilèrent lentement vers eux, l’un à la suite de l’autre, chacun plaçant la main sur l’épaule de celui qu’il suivait. Quand ils eurent suffisamment approché, Thorin dit : « Pas de précipitation, cette fois ! Que personne ne bouge avant que j’en donne l’autorisation. J’enverrai d’abord M. Bessac, qui ira leur parler seul. De cette façon, ils n’auront rien à craindre – (“Peut-on en dire autant de moi ?” pensa Bilbo) – et j’espère en tout cas qu’ils ne lui feront aucun mal. »
Parvenus en bordure du cercle de lumières, ils poussèrent tout à coup Bilbo par-derrière. Avant qu’il n’ait pu enfiler son anneau, il trébucha et se retrouva en plein dans la lueur du feu et des torches. C’était raté. Toutes les lumières s’éteignirent de nouveau et l’obscurité totale les enveloppa.
S’ils avaient eu du mal à se rassembler la première fois, ce fut bien pire cette fois-ci. Et le hobbit restait introuvable. Chaque fois qu’ils se comptaient, ils arrivaient toujours à treize. Ils appelèrent et crièrent : « Bilbo Bessac ! Hobbit ! Hé ! le hobbit, mais où êtes-vous donc ? Maudit hobbit, qu’il s’emberlificote ! » et autres exclamations du même genre, mais il n’y eut pas de réponse.
Ils avaient abandonné tout espoir de le retrouver quand Dori trébucha sur lui par le plus grand des hasards. Dans le noir, il avait buté contre ce qu’il avait pris pour une bûche, avant de se rendre compte que c’était le hobbit, enroulé sur lui-même et dormant comme un loir. Ils durent le secouer longtemps avant qu’il ne se réveille, et lorsqu’il revint à lui, il n’était pas content du tout.
« Je faisais un merveilleux rêve, grogna-t-il, et j’avais droit à un délicieux repas. »
« Catastrophe ! Voilà qu’il se met à parler comme Bombur, dirent-ils. Cessez de nous rebattre les oreilles. Ces dîners-là ne valent rien et ne se partagent pas. »
« Ils valent mieux que tout ce qu’on peut trouver dans cet horrible endroit », marmonna-t-il en s’étendant tout près des nains, cherchant à se rendormir pour retrouver son rêve.
Mais les lumières de la forêt n’étaient pas mortes pour autant. Quelques heures plus tard, alors que la nuit devait être assez avancée, Kili, qui montait la garde, vint encore une fois les réveiller :
« Les mêmes lueurs viennent de réapparaître tout près d’ici – des centaines de torches et de nombreux feux ont dû s’allumer soudain comme par magie. Écoutez-moi ces chants et ces harpes ! »
Après être restés étendus pendant quelque temps, tendant l’oreille, ils ne purent résister à l’envie de s’approcher, déterminés à obtenir de l’aide. Alors ils se relevèrent, et cette fois, coururent au désastre. Le festin qui s’offrait à leurs yeux était encore plus grandiose qu’avant ; et au bout d’une longue rangée de convives était assis un roi sylvain aux cheveux dorés, couronné de feuilles comme Bombur l’avait vu dans son rêve. Les elfes s’échangeaient des plats de main en main et par-dessus les feux ; certains jouaient de la harpe et plusieurs chantaient. Leur chevelure luisante était parsemée de fleurs, des joyaux verts et blancs brillaient sur leurs cols et sur leurs ceintures, et leurs visages et leurs chants débordaient d’allégresse. Leurs voix, d’une beauté claire et sonore, emplissaient toute la clairière quand Thorin s’immisça parmi eux.
Un silence de mort s’abattit soudain. Toutes les lumières s’éteignirent. Les feux s’évaporèrent en colonnes de fumée noire. Des cendres et des poussières assaillirent les yeux des nains, et le bois résonna une nouvelle fois de leurs clameurs et de leurs cris.
Bilbo se mit à courir en cercles (ou du moins le croyait-il) et à appeler en vain : « Dori, Nori, Ori, Oin, Gloin, Fili, Kili, Bombur, Bifur, Bofur, Dwalin, Balin, Thorin Lécudechesne », alors que d’autres, qu’il ne pouvait voir ou sentir, faisaient de même tout autour de lui (en y ajoutant « Bilbo ! » bien sûr). Mais les cris des autres ne cessaient de s’éloigner et de s’affaiblir, et s’il crut d’abord entendre des hurlements et des appels au secours loin dans la forêt, ils finirent par s’évanouir complètement, et le hobbit se retrouva seul dans le silence total et le noir absolu.