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Il s’était rarement senti aussi désemparé. Mais il ne tarda pas à se rendre compte qu’il était inutile de tenter quoi que ce soit avant que le jour lui apporte un peu de lumière, et tout à fait insensé de partir à tâtons et de se fatiguer, sans l’espoir d’un petit déjeuner pour lui redonner des forces. Alors il s’assit par terre, adossé contre un arbre, et se mit à songer encore une fois (ce ne serait pas la dernière) à son trou de hobbit, désormais loin derrière, et à ses garde-manger mirobolants. Il était loin dans ses rêveries d’œufs, de bacon, de beurre et de toasts, quand il sentit quelque chose le frôler. On eût dit une grosse ficelle collante qui se frottait à sa main gauche ; et lorsqu’il tenta de remuer, il s’aperçut que ses jambes étaient déjà entortillées dans cette substance, si bien qu’en se relevant, il tomba à la renverse.

Puis la grosse araignée, qui s’était affairée à le ligoter pendant qu’il sommeillait, s’avança par-derrière le hobbit et se jeta sur lui. Seuls les yeux de la créature étaient visibles, mais il pouvait sentir ses pattes velues, alors qu’elle s’employait à tisser son abominable toile tout autour de ses membres. Heureusement qu’il avait retrouvé ses esprits à temps. Quelques secondes de plus et il eût été incapable de bouger. Même alors, il dut lutter contre elle de toutes ses forces pour se libérer. Il repoussa sa hideuse forme à mains nues – elle essayait de l’empoisonner pour l’engourdir, comme le font les petites araignées avec les mouches –, puis il se souvint de son épée et la tira du fourreau. Alors l’araignée fit un bond en arrière, et il put couper les liens qui lui retenaient les jambes. Ensuite, ce fut son tour d’attaquer. L’araignée n’était manifestement pas habituée à voir sa proie brandir un tel dard ; sinon, elle se serait sauvée plus vite. Bilbo se rua sur elle avant qu’elle ne déguerpisse et lui asséna un coup d’épée en plein dans les yeux. Devenue folle, elle se mit à danser et à sautiller, remuant les pattes en d’horribles spasmes. Bilbo l’acheva d’un deuxième coup, puis il s’écroula et perdit connaissance pendant un long moment.

La forêt était baignée de son habituel demi-jour grisâtre quand il revint à lui. L’araignée gisait sans vie à ses côtés, et la lame de son épée était tachée de noir. Il ne sut dire pourquoi, mais le fait d’avoir tué l’araignée géante, tout seul, en pleine nuit, et sans l’aide du magicien ou des nains ou de quiconque, eut un drôle d’effet sur lui. M. Bessac se sentait différent, plus féroce et plus courageux malgré son ventre vide, tandis qu’il essuyait son épée dans l’herbe et la remettait au fourreau.

« Je vais te donner un nom, lui dit-il : je t’appellerai Dard. »

Après quoi, il partit en reconnaissance. La forêt demeurait silencieuse et sinistre, mais avant d’en sortir, il fallait d’abord aller à la recherche de ses amis, qui n’étaient sûrement pas bien loin, à moins qu’ils n’aient été capturés par les elfes (ou des choses plus monstrueuses). Bilbo sentait qu’il serait imprudent de crier, et il resta longuement à se demander dans quelle direction se trouvait le sentier, et où il devait se rendre en premier pour retrouver les nains.

« Jamais, au grand jamais, nous n’aurions dû ignorer les conseils de Beorn… et aussi ceux de Gandalf ! se lamenta-t-il. Nous voilà dans un beau pétrin, maintenant ! Nous ! Comme j’aimerais que ce soit nous : rester tout seul est insupportable. »

En fin de compte, il dut deviner de son mieux la provenance exacte des appels au secours qu’il avait entendus dans la nuit – et par chance (la nature l’avait bien servi à cet égard) il devina plutôt bien, comme nous le verrons. Maintenant décidé, il s’avança aussi furtivement qu’il le put. Les hobbits savent être furtifs, en particulier dans les bois, comme je vous l’ai déjà dit ; et Bilbo avait mis son anneau avant de se lancer. C’est pourquoi les araignées ne le virent pas plus qu’elles ne l’entendirent arriver.

Il avait réussi à se frayer un bon bout de chemin sans faire de bruit, lorsqu’il vit en avant un endroit particulièrement sombre et dense, d’une noirceur qui surpassait celle de la forêt même, comme un lambeau de nuit resté accroché aux arbres. En s’approchant, il comprit qu’il s’agissait d’un vaste réseau de toiles d’araignées entremêlées, tissées l’une par-dessus l’autre. Soudain, il vit aussi qu’il y avait des araignées de taille monstrueuse nichées dans les branches au-dessus de lui : invisible ou pas, il tremblait de peur à l’idée qu’elles puissent deviner sa présence. Caché derrière un arbre, il en observa quelques-unes pendant un instant, et c’est alors qu’il s’aperçut, dans le calme immobile de la forêt, que ces créatures immondes se parlaient entre elles. Leurs voix se résumaient à de faibles grincements et sifflements, mais il comprenait tout de même une bonne partie de ce qu’elles disaient. Elles parlaient des nains !

« Ils nous ont donné du fil à retordre, mais ça en valait la peine, dit l’une. C’est vraiment une sale cuirasse qu’ils ont là, mais je parie qu’il y a du bon jus là-dedans. »

« Pour sûr qu’on va se régaler, quand ils auront macéré un peu », dit une autre.

« Faut pas les laisser croupir trop longtemps, dit une troisième. Ils sont pas aussi gras qu’ils le devraient. C’est à croire qu’ils ont pas mangé à leur faim, ces derniers temps. »

« Tuons-les, que je dis, siffla une quatrième, tuons-les maintenant et laissons-les pendouiller un peu, le temps qu’ils se raidissent. »

« Je parie qu’ils sont déjà morts », dit la première.

« Oh ! que non. Je viens d’en voir un qui se démenait. Il vient de se réveiller, m’est avis, après un beauuu petit somme. Je vais vous montrer. »

L’une de ces araignées obèses courut alors le long d’une corde, jusqu’à une douzaine de paquets suspendus en rangée à une haute branche. Scrutant les ombres, Bilbo les vit pour la première fois et fut glacé d’horreur en apercevant un pied de nain qui dépassait de certains d’entre eux ou, çà et là, un bout de nez, de barbe ou de capuchon.

L’araignée fila tout droit vers le plus gros paquet – « C’est ce pauvre vieux Bombur, évidemment », pensa Bilbo – et planta ses crochets dans le nez qui dépassait. Il y eut un cri étouffé à l’intérieur, et un orteil tressauta et frappa l’araignée d’un bon coup. Bombur était encore en vie. Il y eut comme un bruit de ballon mou botté avec vigueur, et l’araignée enragée tomba de la branche et ne se rattrapa que juste à temps, à l’aide de son propre fil.

Les autres éclatèrent de rire. « T’avais bien raison, dirent-elles, elle est vivante, cette viande, y a pas à dire ! »

« Pas pour longtemps », siffla l’araignée en colère tout en remontant à la branche.

Bilbo comprit que le moment était venu d’agir. Il ne pouvait grimper jusqu’à elles, et il n’avait pas d’arc ; mais en regardant autour de lui, il vit qu’un petit ruisseau passait jadis à cet endroit et que plusieurs pierres se trouvaient au fond de son lit asséché. Bilbo lançait assez bien, et il ne tarda pas à trouver un beau gros galet en forme d’œuf qui convenait parfaitement à sa main. Étant garçon, il s’était souvent exercé à lancer des pierres, si bien que les lapins et les écureuils, et même les oiseaux, déguerpissaient au plus vite en le voyant se pencher ; et même devenu adulte, il avait passé beaucoup de temps à jouer au palet, aux fléchettes, au tir à la baguette, aux boules, aux neuf-quilles et à tous ces jeux tranquilles qui consistent à viser et à lancer – en fait, il savait faire bien des choses que je n’ai pas eu le temps de vous raconter, en plus de lancer des ronds de fumée, jouer aux énigmes et faire la cuisine. Mais ce n’est pas le moment. Tandis qu’il ramassait des pierres, l’araignée s’était rendue jusqu’à Bombur et sa vie était en danger. Alors Bilbo tira. Et vlan ! la pierre frappa l’araignée directement sur la tête : elle perdit conscience, tomba de la branche et s’écrasa par terre, pattes recroquevillées.