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Finalement, après une semaine ou deux de cette existence furtive et sournoise, en étudiant les déplacements des gardes et en saisissant toutes les chances qui se présentaient à lui, Bilbo parvint à découvrir où chacun des nains était enfermé. Leurs douze cellules étaient dispersées un peu partout dans le palais, et il finit par le connaître comme sa poche. Quelle ne fut pas sa surprise d’apprendre un jour, en épiant la conversation des gardes, qu’un autre nain était enfermé là, dans un cachot particulièrement profond et sombre. Il devina tout de suite, bien entendu, que ce treizième prisonnier était Thorin ; et plus tard, il découvrit qu’il ne s’était pas trompé. Enfin, après de nombreuses difficultés, il parvint à trouver sa cellule alors qu’il n’y avait personne, et à s’entretenir avec le chef des nains.

Thorin était trop misérable pour continuer à s’indigner de ses malheurs, et songeait même à tout raconter au roi – son trésor, sa quête et le reste (ce qui montre à quel point il était désemparé) – lorsqu’il entendit la petite voix de Bilbo filtrer par le trou de la serrure. Il faillit ne pas en croire ses oreilles. Mais, jugeant bientôt qu’il ne pouvait s’être trompé, il s’approcha de la porte et, réduisant sa voix à un chuchotement, eut une longue conversation avec le hobbit qui se tenait de l’autre côté.

Bilbo fut donc en mesure de transmettre le message de Thorin aux autres nains emprisonnés. Il leur dit que leur chef était aussi enfermé sur place, et que personne ne devait révéler le but de leur voyage au roi – pas encore, pas avant qu’il n’en donne l’autorisation. Car Thorin avait repris courage en apprenant que le hobbit avait secouru ses compagnons des araignées, et il était plus déterminé que jamais à ne pas acheter sa liberté en promettant au roi une part du trésor, jusqu’à ce que tout espoir de s’évader par un autre moyen soit anéanti – autrement dit, jusqu’à ce que les extraordinaires pouvoirs de M. Bessac l’Invisible (dont il avait désormais une très haute opinion) se soient révélés parfaitement impuissants à les tirer d’affaire.

Les autres nains, quand ils reçurent le message, furent tout à fait d’accord. Tous croyaient que leur part du trésor (qui, disaient-ils, leur revenait entièrement à chacun, malgré leurs difficultés actuelles et le dragon toujours invaincu) serait sérieusement compromise si les Elfes sylvains en réclamaient une partie, et tous faisaient confiance à Bilbo. Exactement ce que Gandalf avait prédit, voyez-vous. Peut-être était-ce en partie la raison de son départ…

Bilbo, cependant, ne partageait pas les mêmes espoirs. Il n’aimait pas être celui dont tout le monde dépendait, et il aurait bien voulu avoir le magicien à ses côtés. Mais il était inutile d’y penser : sans doute les vastes ombres de Grand’Peur s’étendaient-elles entre eux. Il resta longuement assis à se creuser la tête, qui fut bien près d’éclater, sans qu’aucune idée géniale ne vienne à sa rescousse. Son anneau d’invisibilité avait mille et une utilités, mais à quatorze personnes, il ne pouvait servir à grand-chose. Évidemment, comme vous l’aurez deviné, Bilbo réussit tout de même à délivrer ses amis, et voici comme il s’y prit.

Un jour, alors qu’il flânait et furetait ici et là, Bilbo découvrit un fait très intéressant : les grandes portes n’étaient pas l’unique entrée de la caverne. Un cours d’eau passait sous une partie des galeries inférieures du palais et rejoignait la Rivière de la Forêt quelque part à l’est, au-delà du talus escarpé où s’ouvrait la grande caverne. Là où cette eau sortait de terre, il y avait une ouverture dans le flanc de la colline. À cet endroit, la voûte rocheuse descendait presque à la surface de l’eau, et une herse pouvait être abaissée qui s’enfonçait dans le lit de la rivière afin d’empêcher quiconque d’entrer ou de sortir par là. Mais la herse demeurait souvent levée, car il y avait beaucoup d’allées et venues sous la voûte. Si quelqu’un était entré par là, il se serait retrouvé dans un tunnel sombre et irrégulier menant au cœur de la colline ; mais à l’endroit où il passait sous les cavernes, une trappe avait été pratiquée dans le plafond du tunnel, refermée par de grandes portes de chêne. Celles-ci s’ouvraient vers le haut, dans les caves du roi, où des rangées et des rangées de tonneaux étaient entreposés ; car les Elfes sylvains, en particulier leur roi, aimaient beaucoup le vin, même si aucune vigne ne poussait dans son royaume. Le vin et d’autres marchandises étaient donc importés, soit de leurs semblables dans le Sud, soit des vignobles des Hommes dans de lointaines contrées.

Caché derrière l’un des plus gros tonneaux, Bilbo découvrit l’existence de la trappe et son utilité ; et là, prêtant l’oreille aux serviteurs du roi, il apprit comment le vin et les autres denrées étaient acheminés sur les cours d’eau, ou par voie terrestre, jusqu’au Long Lac. Il semblait qu’une ville peuplée d’Hommes y florissait encore, bâtie sur des plates-formes qui s’avançaient sur l’eau en guise de protection contre l’ennemi, quel qu’il soit – en particulier contre le dragon de la Montagne. Du Bourg-du-Lac, les tonneaux remontaient par la Rivière de la Forêt. Souvent, on les réunissait simplement en de grands radeaux que l’on dirigeait à la perche ou à la rame ; parfois, on les chargeait sur des bateaux plats.

Une fois les tonneaux vides, les elfes les jetaient par la trappe et ouvraient le passage, sur quoi les tonneaux se déversaient allègrement dans la rivière, emportés par le courant jusqu’à un endroit loin en aval où la rive s’avançait en pointe, tout près de l’extrémité est de Grand’Peur. Là, ils étaient rassemblés puis attachés ensemble, avant de flotter jusqu’au Bourg-du-Lac, non loin de l’endroit où la Rivière de la Forêt se jetait dans le Long Lac.

Bilbo songea longuement à ce passage souterrain, se demandant si c’était le chemin d’évasion que recherchaient ses amis ; et il se mit à ébaucher un plan désespéré.

Le repas du soir venait d’être servi aux prisonniers. Les gardes s’éloignaient d’un pas lourd, emportant avec eux les torches, laissant les galeries dans le noir. Puis Bilbo entendit le sommelier du roi dire bonsoir au chef des gardes.

« Viens donc avec moi, dit-il, goûter un peu le nouveau vin qui vient d’arriver. J’ai beaucoup à faire ce soir, car les tonneaux vides doivent quitter la cave. Mais buvons d’abord un coup, ce sera plus facile après. »

« Très bien, dit le chef des gardes en riant. J’y goûterai avec toi, et je te dirai s’il est digne de la table du roi. Il y a un festin ce soir : il ne faudrait pas leur envoyer de la piquette ! »

Quand il entendit cela, Bilbo fut tout en émoi, car il vit que la chance était de son côté et qu’il pourrait immédiatement mettre à l’essai le plan désespéré qu’il avait concocté. Il suivit les deux elfes jusqu’à une petite cave, où ils s’assirent à une table sur laquelle étaient posés deux gros cruchons. Ils se mirent bientôt à boire et à rire joyeusement. Une chance extraordinaire sourit alors à Bilbo. Il faut un vin spécialement grisant pour donner sommeil à un elfe sylvain ; mais ce vin-là était à l’évidence le cru capiteux des grands jardins du Dorwinion, destiné aux festins du roi uniquement, non à ses soldats ou à ses serviteurs, et servi dans de petits bols, non dans les gros cruchons du sommelier.

Très vite, le chef des gardes dodelina de la tête, puis il la posa sur la table et s’endormit comme une souche. Le sommelier, qui ne parut rien remarquer, se parlait alors à lui-même et riait tout seul, mais il s’allongea bientôt à son tour sur la table et ronfla auprès de son ami. C’est alors que le hobbit se faufila parmi eux. Le chef des gardes n’eut bientôt plus de clefs à sa ceinture, et le hobbit se pressa le long des galeries menant aux cellules. Le gros trousseau lui semblait très lourd, et il eut plusieurs fois la frousse malgré son anneau, car il ne pouvait empêcher les clefs de s’entrechoquer de temps à autre avec un grand bruit métallique, ce qui le faisait sursauter à chaque fois.