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Ainsi, M. Bessac finit tout de même par arriver dans un lieu où les arbres devenaient plus clairsemés de chaque côté. Un ciel plus pâle se dessinait entre leurs cimes. Le sombre cours d’eau s’élargit soudain et rejoignit le flot généreux de la Rivière de la Forêt, arrivée en trombe des grandes portes du roi. Au milieu de cette échancrure, à la surface des eaux qui glissaient imperceptiblement, se voyaient les reflets changeants et brisés de nuages et d’étoiles. Puis le flot pressé de la Rivière de la Forêt entraîna tous les fûts et les barriques vers sa rive septentrionale, où son cours avait sculpté une large baie. Celle-ci était ceinturée de hautes berges qui donnaient sur une plage de galets, et du côté est, un petit promontoire rocheux s’avançait jusqu’au rivage. La plupart des tonneaux s’échouèrent dans ses eaux peu profondes ; d’autres se heurtèrent à sa jetée de pierre.

Sur les berges, des gens guettaient leur arrivée. Ils eurent vite fait de les rassembler près de la rive en s’aidant de leurs perches, et après les avoir comptés, ils les attachèrent ensemble et les laissèrent là pour la nuit. Pauvres nains ! Bilbo, lui, ne s’en tirait pas si mal. Il se laissa descendre de son tonneau et pataugea vers le rivage, puis il se faufila jusqu’à des huttes qui se dressaient non loin du bord. Il n’avait plus besoin d’y réfléchir à deux fois avant de s’inviter à souper quand l’occasion se présentait, ayant été contraint de le faire pendant si longtemps ; et à ce stade, il savait très bien faire la différence entre une faim réelle et cette curiosité purement gastronomique qui consiste à explorer un garde-manger particulièrement bien garni. De plus, il avait entraperçu un feu à travers les arbres, ce qui avait éveillé son intérêt, car ses vieilles loques imbibées d’eau froide lui collaient à la peau.

Il n’est pas nécessaire de vous raconter en détail ses faits et gestes de cette nuit-là, car le récit de son voyage vers l’est tire à sa fin et la dernière aventure approche, la plus grande de toutes ; il faut donc nous hâter. Bien sûr, grâce à son anneau magique, il se débrouilla très bien au début, mais il fut trahi en fin de compte par les empreintes mouillées et les traînées d’eau qu’il laissait derrière lui en marchant ou en s’asseyant ; il se mit également à renifler, et partout où il tentait de se cacher, il était découvert par la formidable explosion des éternuements qu’il tentait d’étouffer. Bientôt la population du village riverain fut toute en émoi ; mais Bilbo s’échappa dans les bois avec une miche, une gourde de cuir remplie de vin et une tourte qui ne lui appartenaient pas. Il dut passer le restant de la nuit dans ses vêtements mouillés, sans feu pour se réchauffer, mais la gourde le réconforta un peu, et il parvint même à sommeiller sur un lit de feuilles mortes, malgré la fraîcheur de la nuit à ce temps de l’année.

Il se réveilla sur un éternuement particulièrement bruyant. Le matin gris était déjà là et un joyeux vacarme montait de la rivière. On était en train de réunir les tonneaux en une grande plateforme, que les elfes des radeaux allaient bientôt diriger vers le Bourg-du-Lac. Bilbo éternua encore. Ses vêtements ne dégouttaient plus mais il était transi de partout. Il se précipita vers la rivière aussi vite qu’il le put sur ses jambes endolories, et parvint à se hisser juste à temps sur l’assemblage de barriques. Dans le branle-bas général, personne ne le remarqua. Aucune ombre fâcheuse ne vint le trahir, car heureusement, le soleil restait caché ; et par chance, il cessa d’éternuer pour un bon moment.

Les perches se déployèrent avec vigueur. Des elfes debout dans l’eau peu profonde poussèrent encore et encore. Solidement arrimés entre eux, les tonneaux grincèrent et crissèrent.

« C’est un lourd chargement ! grommelèrent les elfes. Ils flottent trop bas ; il y en a qui ne sont jamais vides. S’ils étaient arrivés de jour, on aurait pu les ouvrir », dirent-ils.

« C’est trop tard ! cria le capitaine. En route ! » Et sur ce, ils partirent enfin, d’abord lentement, jusqu’à ce qu’ils dépassent la pointe rocheuse où se tenaient d’autres elfes, prêts à repousser les tonneaux à l’aide de leurs perches, puis de plus en plus rapidement tandis qu’ils rejoignaient le fort courant, voguant allègrement vers le Lac.

Ils avaient échappé aux cachots du roi et quitté la forêt. Vivants ou morts, cela restait à voir.

X

Un chaleureux accueil

La journée se fit plus lumineuse et plus chaude à mesure qu’ils avançaient sur l’eau. Au bout d’un moment, la rivière contourna un grand escarpement qui s’avançait sur leur gauche. Au pied de la paroi rocheuse, qui faisait comme une falaise à l’intérieur des terres, la rivière bouillonnante et clapotante s’était creusé une niche. Soudain, la falaise s’effaça. Les rives s’abaissèrent. Les arbres disparurent. Une vue saisissante s’offrit alors à Bilbo.

Les terres s’ouvrirent largement autour de lui, gorgées des eaux de la rivière qui s’épanchait à cet endroit, empruntant mille et une courses serpentines, ou s’arrêtant dans les marais et les étangs parsemés d’îlots qui s’étendaient de tous côtés ; un fort courant subsistait néanmoins au milieu. Et au loin, sa tête sombre passée à travers un nuage déchiré, surgit la Montagne ! Ses plus proches voisines au nord-est, et les terres vallonnées qui les séparaient d’elle, demeuraient invisibles. La Montagne se dressait seule, scrutant la forêt par-delà les marécages. La Montagne Solitaire ! Bilbo avait fait un long chemin et traversé bien des aventures pour pouvoir la contempler, et maintenant qu’il la voyait, elle ne lui plaisait pas du tout.

Écoutant la conversation des elfes et rassemblant les bribes d’information qu’ils laissaient tomber, il se rendit vite compte qu’il devait s’estimer heureux d’avoir pu l’apercevoir, même à cette distance. Malgré les jours monotones de son emprisonnement et la précarité de sa situation présente (sans parler de celle des pauvres nains qui se trouvaient sous lui), il avait eu plus de chance qu’il ne l’avait cru. Les elfes parlaient surtout du commerce qui allait et venait sur les cours d’eau et du trafic grandissant sur la rivière, à mesure que les routes qui reliaient l’Est à Grand’Peur disparaissaient ou tombaient en désuétude ; et des chamailleries entre les Hommes du Lac et les Elfes sylvains au sujet de l’entretien de la Rivière de la Forêt et de ses berges. Ces terres avaient beaucoup changé depuis l’époque du royaume des nains sous la Montagne, une époque qui, pour la plupart des gens, était désormais réduite à une vague tradition. Elles avaient changé encore récemment, depuis les dernières nouvelles que Gandalf en avait reçues quelques années auparavant. De grandes inondations et de fortes pluies avaient gonflé les eaux qui coulaient vers l’est ; et il y avait eu un ou deux tremblements de terre qui, selon certains, étaient attribuables au dragon (que l’on se contentait généralement d’évoquer par une imprécation et un grave signe de tête en direction de la Montagne). Les marécages et les tourbières n’avaient cessé de gagner du terrain de chaque côté. Les chemins avaient disparu, ainsi que de nombreux voyageurs, à pied ou à cheval, en essayant de les retrouver. La route des elfes à travers le bois, que les nains avaient empruntée sur les conseils de Beorn, finissait maintenant en queue de poisson dans un endroit peu fréquenté à l’extrémité est de la forêt ; la rivière était désormais le seul chemin sûr pour gagner les plaines à l’ombre des montagnes depuis l’orée de Grand’Peur dans le Nord, et cette rivière était gardée par le roi des Elfes sylvains.