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Donc en définitive, comme vous le voyez, Bilbo avait suivi la seule route possible. Et M. Bessac, tout frissonnant qu’il était sur son radeau, eût sans doute été rassuré d’apprendre que Gandalf avait eu vent de ces nouvelles au loin, qu’elles lui avaient causé beaucoup d’inquiétude, et qu’en fait, il s’apprêtait à conclure ses autres affaires (qui ne nous concernent pas) pour venir au secours de Thorin et ses compagnons. Mais cela, Bilbo ne le savait pas.

Tout ce qu’il savait, c’était que la rivière semblait s’étirer indéfiniment et pour toujours, qu’il était affamé, qu’il avait attrapé un vilain rhume et qu’il n’aimait pas l’allure sévère de la Montagne, qui se faisait de plus en plus menaçante à mesure qu’elle se rapprochait. Toutefois, au bout d’un moment, la rivière s’infléchit vers le sud et la Montagne s’éloigna de nouveau ; puis, en fin d’après-midi, le rivage devint rocailleux, la rivière rassembla ses eaux vagabondes en un flot rapide et profond, et ils filèrent à vive allure.

Le soleil s’était couché lorsque, déviant à nouveau vers l’est, la rivière forestière se déversa dans le Long Lac. De part et d’autre de sa large embouchure se dressaient deux piliers rocheux semblables à des falaises dont les pieds étaient ensevelis sous les galets. Le Long Lac ! Bilbo n’avait jamais cru qu’une étendue d’eau autre que la mer puisse sembler aussi vaste. Le lac était si large que ses rives opposées semblaient minuscules et lointaines, mais sa longueur était telle que son extrémité nord, qui pointait vers la Montagne, ne se voyait pas du tout. Sans la carte, Bilbo n’aurait jamais pu deviner que là-bas au nord, où les étoiles du Chariot scintillaient déjà, la Rivière Courante, descendue du Val, se jetait dans le lac et qu’avec la Rivière de la Forêt, elle remplissait ce qui avait dû être jadis une large et profonde vallée rocheuse. À l’extrémité sud, les eaux redoublées se déversaient dans de hautes chutes et fuyaient précipitamment vers des terres inconnues. Dans le calme du soir, on pouvait entendre au loin le grondement des cascades.

Non loin de l’embouchure de la Rivière de la Forêt se trouvait l’étrange ville dont Bilbo avait entendu parler dans les caves du Roi elfe. Elle n’était pas construite sur la rive, malgré les quelques huttes et bâtiments qu’on y voyait, mais directement sur le lac, protégée des remous de la rivière par un promontoire rocheux qui formait une baie tranquille. Un grand pont de bois s’élançait vers l’endroit où l’on avait bâti, sur d’immenses pilotis faits de rondins, une ville animée, tout en bois, non pas une ville d’elfes, mais d’Hommes, qui osaient encore vivre dans l’ombre de la lointaine montagne du dragon. Ils continuaient à profiter du commerce venant du Sud par la grande rivière, que des charrettes apportaient jusqu’à leur ville à partir des chutes ; mais à la grande époque d’autrefois, du temps où le Val prospérait dans le Nord, ils avaient été riches et puissants, et leurs eaux avaient vu passer des flottes de navires remplis d’or et parfois de guerriers en armure ; et elles avaient connu des guerres et des hauts faits qui ne demeuraient plus qu’à l’état de légende. Les poteaux désagrégés d’une ville plus grandiose se voyaient encore près de la rive quand la sécheresse faisait baisser les eaux.

Les hommes ne souvenaient guère de tout cela, même si parfois, certains d’entre eux chantaient encore de vieilles chansons à propos des rois nains sous la Montagne, Thror et Thrain du peuple de Durin, et de la venue du Dragon et de la chute des seigneurs du Val. Et l’on chantait aussi que Thror et Thrain allaient revenir un jour, que l’or se déverserait dans les rivières par les portes de leur royaume, et que le pays tout entier serait à nouveau débordant de chants et de rires. Mais cette agréable légende ne changeait pas grand-chose à leurs affaires quotidiennes.

Dès que les tonneaux apparurent à l’horizon, des bateaux s’avancèrent depuis les ponts de la ville, et des voix saluèrent les conducteurs du radeau. Puis des cordes furent lancées et des rames mises à l’eau, et le radeau fut bientôt entraîné hors du courant de la Rivière de la Forêt, et halé par-delà l’épaulement rocheux jusqu’à la petite baie du Bourg-du-Lac. C’est là qu’il fut amarré, non loin de l’entrée du grand pont près de la rive. Des hommes venus du Sud viendraient bientôt chercher quelques-uns des fûts, et ils en rempliraient d’autres avec les denrées qu’ils apportaient afin qu’ils soient ramenés vers la demeure des Elfes sylvains. Entre-temps, les tonneaux furent laissés à flot pendant que les elfes du radeau et les canotiers partaient festoyer au Bourg-du-Lac.

Ils auraient été fort étonnés, s’ils avaient vu ce qui se déroula près de la rive après leur départ et à la nuit tombée. Bilbo détacha un premier tonneau et le poussa jusqu’au rivage avant de l’ouvrir. Des gémissements en sortirent, puis un nain qui semblait des plus éprouvés. De la paille moite s’accrochait à sa barbe souillée ; ses membres étaient si douloureux et si raides, son corps si meurtri et battu qu’il avait peine à se tenir debout ; et il pataugea difficilement jusqu’au rivage avant de s’y affaler en geignant. Il avait les yeux faméliques et sauvages d’un chien qu’on aurait enchaîné, puis oublié dans sa niche pendant une semaine. C’était Thorin, mais il n’était reconnaissable que par sa chaîne dorée, et par la couleur de son capuchon bleu ciel, tout déchiré et sali, avec son gland d’argent terni. Il fallut du temps pour qu’il s’adresse à Bilbo avec un minimum de délicatesse.

« Eh bien, vous êtes mort ou vous êtes vivant ? » demanda Bilbo avec aigreur. Peut-être oubliait-il qu’il avait eu droit à au moins un bon repas de plus que les nains, tout en bénéficiant de l’usage de ses bras et jambes et d’une meilleure ventilation. « Vous êtes toujours en prison ou vous êtes libre ? Si vous voulez manger et poursuivre votre ridicule aventure, car c’est bien la vôtre et non la mienne, vous feriez mieux de vous dégourdir bras et jambes pour m’aider à sortir les autres pendant qu’il en est encore temps ! »

Thorin dut reconnaître la valeur de ces arguments, et après s’être lamenté encore un peu, il se leva et aida le hobbit du mieux qu’il le put. Patouillant dans l’eau froide en pleine nuit, ils eurent un mal de chien à trouver les bons tonneaux. Six nains seulement (ou à peu près) répondirent à l’appel quand ils se mirent à crier et à cogner sur les parois. Ceux-là furent déballés et ramenés sur la rive où ils s’assirent ou s’allongèrent en marmonnant et en gémissant ; ils étaient si imbibés, contusionnés et engourdis qu’ils purent à peine constater qu’ils étaient libres ou s’en montrer le moindrement reconnaissants.

Dwalin et Balin étaient parmi les plus secoués, et il était inutile de leur demander un coup de main. Quant à Bifur et Bofur, moins malmenés et plus au sec, ils se couchèrent et refusèrent de bouger. Mais Fili et Kili, qui étaient jeunes (pour des nains) et qui, de plus, avaient été mieux paquetés, avec suffisamment de paille dans de plus petits tonneaux, en ressortirent plus ou moins souriants, avec seulement quelques bleus et une raideur qui se dissipa rapidement.

« J’espère ne plus jamais sentir l’odeur des pommes ! dit Fili. Ma cuve en était remplie. Sentir constamment les pommes sans pouvoir remuer un brin, pendant qu’on meurt de faim et de froid, c’est à vous rendre fou. Je mangerais n’importe quoi, tout ce qui pousse sur terre, jusqu’à satiété… mais une pomme, jamais ! »

Avec l’aide enthousiaste de Fili et Kili, Thorin et Bilbo découvrirent enfin le reste des nains et ouvrirent leurs tonneaux. Le pauvre gros Bombur était endormi ou sans connaissance ; Dori, Nori, Ori, Oin et Gloin étaient complètement trempés et ne semblaient qu’à moitié vivants. Ils durent tous être transportés un par un et allongés sur le rivage, incapables de bouger.