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« Eh bien, nous y voilà ! dit Thorin. Et je suppose qu’il faut remercier notre bonne étoile et M. Bessac. Il est certainement en droit de s’y attendre, même si j’aurais préféré qu’il trouve un moyen de transport plus confortable. N’empêche… nous sommes tous plus que jamais à votre service, monsieur Bessac. Nous pourrons mieux vous exprimer toute notre gratitude quand nous aurons mangé et récupéré, j’en suis certain. Entre-temps, qu’allons-nous faire ? »

« Je suggère le Bourg-du-Lac, dit Bilbo. Il n’y a pas beaucoup d’autres options. »

Évidemment, il n’y eut aucune autre suggestion ; alors, laissant les autres se reposer, Thorin, Fili, Kili et le hobbit longèrent la rive jusqu’au grand pont. Des gardes étaient postés à l’entrée, mais ils ne le surveillaient pas très étroitement, car il n’était arrivé rien de vraiment fâcheux depuis bien longtemps. Hormis les prises de bec qui survenaient de temps à autre au sujet du péage sur la rivière, ils étaient en bons termes avec les Elfes sylvains. Les autres peuples vivaient loin ; et chez les jeunes gens de la ville, on allait jusqu’à mettre en doute la présence du dragon dans la montagne, et on riait des grands-pères et des vieilles bonnes femmes qui juraient l’avoir vu voler dans les airs au temps de leur jeunesse. Il n’est donc pas surprenant que les gardes aient été en train de boire et de rire autour d’un feu dans leur hutte, sans entendre tout le bruit que les nains avaient causé, ni les pas des quatre éclaireurs qui se dirigeaient à présent vers eux. Leur étonnement fut énorme quand Thorin Lécudechesne se présenta à leur porte.

« Qui êtes-vous et que voulez-vous ? » crièrent-ils, se levant d’un bond et cherchant leurs armes à tâtons.

« Thorin fils de Thrain fils de Thror, Roi sous la Montagne ! » déclara le nain d’une voix forte, et sa prestance ne trompait pas, malgré ses vêtements déchirés et son capuchon souillé. L’or brillait à son cou et à sa ceinture ; ses yeux étaient profonds et sombres. « Je suis revenu. Je désire voir votre bourgmestre ! »

La nouvelle fit sensation chez les gardes. Les plus naïfs sortirent de la hutte en courant, comme s’ils s’attendaient à voir la Montagne se changer en or au beau milieu de la nuit et les eaux du lac devenir jaunes sur-le-champ. Le capitaine de la garde s’avança.

« Et qui sont ces gens ? » demanda-t-il, montrant Fili, Kili et Bilbo.

« Les fils de la fille de mon père, répondit Thorin, Fili et Kili du peuple de Durin, et M. Bessac qui a voyagé avec nous depuis l’Ouest. »

« Si vous venez en amis, déposez vos armes ! » dit le capitaine.

« Nous n’en avons pas », dit Thorin, ce qui ne pouvait être plus vrai : leurs couteaux avaient été confisqués par les Elfes sylvains, de même que la grande épée Orcrist. Bilbo avait sa courte épée, toujours aussi bien cachée, mais il se garda bien de le mentionner. « Nous n’avons besoin d’aucune arme, nous qui rentrons enfin dans notre domaine, tel qu’il a été dit autrefois. De plus, nous ne pourrions nous battre contre un tel nombre. Conduisez-nous devant votre maître ! »

« Il est à table et festoie », dit le capitaine.

« Raison de plus pour nous conduire à lui », intervint brusquement Fili, qui s’impatientait de toutes ces cérémonies. « Nous sommes affamés et à bout de forces après un si long voyage, et certains des nôtres sont malades. Alors cessons de discourir, et dépêchez-vous, sinon votre maître pourrait avoir deux mots à vous dire. »

« Suivez-moi, dans ce cas », dit le capitaine, et entouré de six hommes, il les mena de l’autre côté du pont, franchit avec eux les portes de la ville et les conduisit sur la place du marché. Il s’agissait d’un large cercle d’eau tranquille, entouré de hauts pilotis sur lesquels se dressaient les demeures les plus imposantes, et de longs quais en bois dotés de nombreux escaliers et échelles menant à la surface de l’eau. Par les fenêtres d’une grande maison s’échappaient quantité de lumière et la clameur d’une foule. Ils en franchirent le seuil, et leurs yeux aveuglés par les lampes se posèrent sur de longues tables flanquées de nombreux convives.

« Je suis Thorin fils de Thrain fils de Thror, Roi sous la Montagne ! Je suis de retour ! » cria Thorin d’une voix forte, debout sous le chambranle, avant que le capitaine ait pu placer un mot.

Tous se levèrent avec stupéfaction. Le bourgmestre bondit de son siège. Mais nuls ne furent plus abasourdis que les elfes des radeaux, assis non loin de la porte. Se pressant vers la table du bourgmestre, ils s’écrièrent :

« Ce sont des prisonniers de notre roi qui se sont échappés, des nains errants, des vagabonds incapables de rendre compte de leurs faits et gestes, alors qu’ils rôdaient dans les bois et s’attaquaient aux nôtres ! »

« Est-ce vrai ? » demanda le bourgmestre. Du reste, cela lui paraissait beaucoup plus probable que le retour du Roi sous la Montagne, si un tel personnage avait même déjà existé.

« Il est vrai que vous avons été appréhendés à tort par le Roi elfe, et emprisonnés sans raison alors que nous cherchions à regagner nos terres, répondit Thorin. Mais ni verrou ni barre ne peuvent empêcher le retour annoncé au temps jadis. Et cette ville est en dehors du royaume des Elfes sylvains. Je m’adresse au bourgmestre des Hommes du Lac, non aux bateliers du roi. »

Alors le bourgmestre hésita, se tournant tantôt vers les uns, tantôt vers les autres. Le Roi elfe était très puissant dans la région et le bourgmestre ne souhaitait aucunement se le mettre à dos, pas plus qu’il ne se souciait des vieilles chansons, lui qui ne se préoccupait que de commerce et de péages, de cargaisons et d’or, un penchant qui lui avait valu son rang de dignitaire. Mais d’autres pensaient autrement, et la question fut vite réglée sans son apport. Des portes de la salle, la nouvelle s’était répandue à travers la ville comme une traînée de poudre. Des gens criaient tout autour d’eux, à l’intérieur comme à l’extérieur. La foule accourut sur les quais. Certains se mirent à chanter des bribes de vieilles chansons concernant le retour du Roi sous la Montagne ; le fait que c’était le petit-fils de Thror, et non Thror lui-même qui était revenu parmi eux, ne les dérangeait pas du tout. D’autres prirent alors le relais, et leur chanson résonna puissamment sur le lac.

Le Roi des montagnes austères,

Le seigneur des fontaines,

Le Roi souverain de la pierre

Reprendra son domaine !

Sa couronne éclairant son front,

Sa harpe sur sa cuisse,

Dans ses palais résonneront

Les refrains de jadis.

De ses fontaines couleront

Richesses et merveilles ;

Ses rivières se doreront

Comme l’or au soleil.

Les ruisseaux courront d’allégresse

Jusqu’aux lacs argentins ;

Périront chagrins et tristesse

Au retour du roi nain !

Ainsi chantèrent-ils, ou peu s’en faut ; seulement, leur chanson fut beaucoup plus longue et entrecoupée de nombreux cris, et des mélodies de harpes et de violons s’y mêlaient. En fait, la ville n’avait pas connu une telle euphorie dans le souvenir du plus vieux des grands-pères. Et les Elfes sylvains commencèrent à s’interroger, et même à prendre peur. Ils ne savaient pas, bien entendu, comment Thorin s’était échappé, et ils commençaient à croire que leur roi avait peut-être commis une grave erreur. Quant au bourgmestre, il vit qu’il n’avait d’autre choix que de se plier à la volonté populaire, du moins pour l’instant, et il fit semblant de croire les prétentions de Thorin. Alors il lui céda son grand fauteuil, et Fili et Kili eurent le privilège de s’asseoir à ses côtés. Même Bilbo reçut une place à la table d’honneur, et dans le branle-bas général, aucune explication de sa présence – car les chants n’avaient jamais fait la moindre allusion à lui – ne fut exigée.