Peu après, les autres nains furent conduits à travers la ville en liesse dans une atmosphère incroyable. Ils furent tous soignés, nourris, logés et dorlotés à souhait. Une grande maison fut mise à la disposition de Thorin et de sa compagnie, ainsi que des bateaux et des rameurs ; et la foule assise à l’extérieur chantait toute la journée, poussant des hourras chaque fois qu’un nain montrait le bout de son nez.
Il y avait des chansons traditionnelles, mais d’autres étaient tout à fait nouvelles et évoquaient avec assurance la mort soudaine du dragon et les cargaisons de riches présents qui déferleraient sur le Bourg-du-Lac. Ces chansons étaient largement inspirées du bourgmestre et ne plaisaient pas particulièrement aux nains ; mais pour l’heure, ils étaient bien traités et reprenaient du ventre et des forces. Si rapidement, en fait, qu’ils furent complètement rétablis en l’espace d’une semaine, vêtus de belles étoffes aux couleurs de chacun, leurs barbes lissées et taillées, leur démarche redevenue fière. À voir l’allure de Thorin, on eût dit que son royaume était déjà reconquis, et Smaug découpé en petits morceaux.
Et comme il l’avait dit, les bons sentiments des nains à l’égard du hobbit grandissaient de jour en jour. Ils avaient cessé de grogner et de se plaindre. Ils buvaient à sa santé, le félicitaient à grandes tapes dans le dos et étaient aux petits soins avec lui – heureusement, car le hobbit ne se sentait pas particulièrement enjoué. Il n’avait pas oublié l’aspect de la Montagne ni la menace du dragon ; par ailleurs, il avait un très vilain rhume. Il passa trois jours à éternuer et à tousser sans jamais pouvoir sortir, et quand il fut en mesure d’assister aux banquets, ses brèves allocutions se limitèrent à un simple « berci beaugoup ».
Entre-temps, les Elfes sylvains avaient remonté la Rivière de la Forêt avec leur chargement, et une grande agitation régnait au palais du roi. Je n’ai jamais su ce qui était arrivé au chef des gardes et au sommelier. Évidemment, personne ne parla jamais de clefs ou de tonneaux durant le séjour des nains au Bourg-du-Lac, et Bilbo prit soin de ne jamais disparaître. Mais j’imagine que les elfes en découvrirent plus qu’on ne le soupçonna, même si j’ose croire que M. Bessac demeura plus ou moins un mystère. En tout cas, le roi connaissait désormais le but de leur quête, ou pensait le connaître, et se dit en lui-même :
« Très bien ! C’est ce qu’on va voir ! Nul trésor ne reviendra par Grand’Peur sans que j’aie mon mot à dire. Mais tous finiront mal, je suppose, et ce sera bien fait pour eux ! » Il ne croyait pas, du moins, à ces histoires de nains pourfendeurs de dragons, et il soupçonnait fortement une tentative de cambriolage ou quelque chose d’approchant – ce qui montre combien cet elfe était sage, plus sage que les citoyens du bourg, même s’il n’avait pas tout à fait raison, comme nous le verrons avant la fin. Il envoya ses espions sur les rives du lac et aussi près de la Montagne qu’ils osaient s’aventurer au nord, puis attendit.
Quinze jours passèrent, et Thorin se mit à songer au départ. Il fallait demander assistance pendant que l’enthousiasme de la ville durait ; il eût été dommage d’attendre bêtement qu’il se refroidisse. Alors il s’entretint avec le bourgmestre et ses conseillers, disant que sa compagnie devait bientôt poursuivre sa route vers la Montagne.
C’est alors que, pour la première fois, le bourgmestre fut surpris et un peu effrayé ; et il se demanda si Thorin n’était pas, après tout, un véritable descendant des anciens rois. Il n’avait jamais cru que les nains oseraient vraiment s’approcher de Smaug, mais les prenait pour des imposteurs qui seraient tôt ou tard démasqués et jetés aux portes de la ville. Il avait tort. Thorin était évidemment le légitime petit-fils du Roi sous la Montagne, et nul ne peut dire ce qu’un nain oserait entreprendre afin d’assouvir sa vengeance et de recouvrer son bien.
Cependant, le bourgmestre ne regrettait pas du tout de les voir partir. Il coûtait cher de les entretenir, et leur arrivée s’était transformée en un long congé qui paralysait les activités commerciales. « Qu’ils aillent embêter Smaug et voir l’accueil qu’il leur réserve ! » se disait-il en lui-même. Mais ses paroles furent tout autres. « Certainement, ô Thorin fils de Thrain fils de Thror ! répondit-il. Vous devez réclamer votre bien. L’heure est venue, comme il a été dit autrefois. Vous disposerez de toute l’aide dont nous sommes capables, et c’est avec l’assurance de votre gratitude, une fois votre royaume reconquis, que nous vous l’offrons. »
L’automne était bien avancé, le vent était froid et les feuilles tombaient rapidement quand trois grands bateaux quittèrent enfin le Bourg-du-Lac, avec les rameurs, les nains, M. Bessac et de nombreuses provisions à bord. Des chevaux et des poneys durent emprunter des chemins détournés pour aller à leur rencontre au point de débarquement choisi. Le bourgmestre et ses conseillers leur dirent adieu sur le grand escalier de l’hôtel de ville, qui descendait jusqu’au lac. Les gens chantaient sur les quais et aux fenêtres des maisons. Les rames blanches plongèrent dans l’eau clapotante et les conduisirent au nord, vers la dernière étape de leur voyage. Seul Bilbo était parfaitement malheureux.
XI
Sur le seuil
En deux jours, ils traversèrent le Long Lac à la rame et entreprirent de remonter la Rivière Courante. Tous purent alors apercevoir la Montagne Solitaire qui se dressait, sévère et haute, devant eux. Le courant était fort et ils progressaient lentement. À la fin du troisième jour, à quelques milles en amont du cours d’eau, ils gagnèrent sa rive occidentale, sur leur gauche, et débarquèrent. Ils y trouvèrent les chevaux envoyés à leur rencontre avec d’autres provisions et objets de première nécessité, ainsi que les poneys qui leur serviraient de montures. Ils chargèrent leurs poneys autant que possible et laissèrent le reste en réserve, sous une tente ; mais aucun des habitants du bourg ne voulut rester auprès d’eux, même pour la nuit, alors que l’ombre de la Montagne se trouvait si près.
« En tout cas, pas avant que les chansons ne deviennent réalité ! » dirent-ils. Il était plus facile de croire au Dragon qu’à la valeur de Thorin en ces régions sauvages. En fait, leurs réserves n’avaient aucunement besoin d’être gardées, car les terres étaient entièrement vides et désertes. Ainsi leur escorte les quitta, se sauvant par la rivière et les chemins menant au lac, malgré les ténèbres déjà bien installées.
Ils passèrent une nuit difficile dans le froid et la solitude, et leur bonne humeur en souffrit. Le lendemain, ils se remirent en route. Balin et Bilbo chevauchaient derrière, conduisant chacun un second poney très chargé à leurs côtés ; les autres allaient quelque peu en avant en se frayant lentement un chemin, car il n’y avait pas de sentiers. Ils prirent au nord-ouest, déviant peu à peu du tracé de la Rivière Courante, et s’approchant de plus en plus d’un grand éperon de la Montagne qui s’élançait vers le sud en leur direction.
Ce fut un voyage fatigant, une avancée furtive et silencieuse. Les rires, les chansons et les harpes s’étaient tus, et la fierté et l’espoir qui avaient surgi en leurs cœurs en entendant les vieilles chansons résonner sur le lac avaient laissé place à une lourde mélancolie. Ils savaient qu’ils approchaient de la fin du voyage, une fin qui pourrait se révéler affreuse. Un paysage triste et désolé s’étendait autour d’eux, autrefois vert et enchanteur, comme Thorin le leur rappela. L’herbe était rare, et il n’y eut bientôt plus aucun buisson ni arbre, seulement des souches fracassées et noircies pour témoigner de ceux qui avaient disparu depuis longtemps. Ils étaient parvenus à la Désolation du Dragon, et ils y arrivaient au déclin de l’année.