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« C’est ici que naît la Rivière Courante, dit Thorin. Elle se précipite alors jusqu’à la Porte. Suivons-la ! »

Une eau bouillonnante sortait d’une paroi rocheuse à travers une ouverture sombre et s’épanchait en tournoyant dans un chenal étroit, profondément creusé dans la pierre et taillé en ligne droite selon un savoir-faire ancien. Le long de la rivière courait une route pavée de pierres, assez large pour de nombreux hommes marchant de front. Les nains s’y lancèrent au pas de course, passant une longue courbe, et voici que la lumière du jour apparut devant eux dans toute sa splendeur. Une grande arche se trouvait là, portant encore la marque d’anciens ouvrages sur sa face interne, malgré l’usure, la suie et les balafres qui la défiguraient. Un soleil brumeux dirigeait ses pâles rayons entre les bras de la Montagne, et des faisceaux d’or tombaient sur le pavé au seuil de la porte.

Un tourbillon de chauves-souris, tirées d’un sommeil paisible par leurs torches fumantes, s’agita au-dessus d’eux ; et tandis qu’ils s’élançaient en avant, leurs pieds glissèrent sur les pierres rendues lisses et visqueuses par le passage du dragon. À cet endroit, la rivière se déversait au-dehors avec bruit et ses eaux écumantes descendaient au creux de la vallée. Ils laissèrent tomber leurs faibles torches et admirèrent la vue de leurs yeux éblouis. Ils étaient arrivés à la Grande Porte, et le Val s’étendait devant eux.

« Eh bien ! dit Bilbo, je ne pensais jamais me tenir sous cette porte un jour. Et je ne pensais jamais être aussi content de revoir le soleil et de sentir le vent sur mon visage. Mais, aïe ! ce vent est froid ! »

Il l’était. Une brise glaciale venue de l’est annonçait l’approche de l’hiver. Elle tourbillonnait au-dessus et tout autour des bras de la Montagne, s’engouffrant dans la vallée et gémissant parmi les rochers. Après un long séjour dans cette fournaise où le dragon avait élu domicile, ils frissonnaient au soleil.

Soudain, Bilbo se rendit compte qu’il était non seulement fatigué, mais aussi très affamé. « Nous sommes en fin de matinée, je crois, dit-il, et je suppose qu’il est plus ou moins l’heure de déjeuner – si déjeuner il y a. Mais je ne pense pas que le hall d’entrée de Smaug soit l’endroit le plus sûr pour casser la croûte. Allons donc quelque part où nous pourrons nous asseoir tranquillement pendant un instant ! »

« Absolument ! dit Balin. Et je crois savoir par où il faut aller. Nous devrions nous rendre à l’ancien poste de garde au coin sud-ouest de la Montagne. »

« C’est à quelle distance ? » demanda le hobbit.

« À cinq heures de marche, je dirais. C’est une dure randonnée. La route qui longe le côté gauche de la rivière à partir de la Porte semble complètement affaissée. Mais regardez là-bas ! La rivière fait soudainement un crochet à l’est au milieu du Val, devant les ruines de la ville. Il y avait autrefois un pont à cet endroit, menant à un escalier à pic qui grimpait sur la rive droite, croisant une route vers Montcorbeau. Il y a, ou du moins, il y avait un sentier qui partait de la route et qui montait jusqu’au poste de garde. Une montée assez éprouvante, même si les vieilles marches sont encore là. »

« Sapristi ! grogna le hobbit. Combien de temps encore faudra-t-il marcher et grimper sans la moindre bouchée ? Je me demande combien de petits déjeuners, et combien d’autres repas nous avons manqués dans ce sale trou sans horloge, figé dans le temps ! »

En fait, deux nuits et un jour s’étaient écoulés (sans qu’ils aient pour autant été privés de nourriture !) depuis que le dragon avait détruit la porte magique, mais Bilbo avait perdu toute notion des jours. Pour lui, cela pouvait être une nuit, comme ce pouvait être une semaine.

« Allons, allons ! » dit Thorin en riant – il avait commencé à reprendre courage, et il secouait les pierres précieuses qu’il avait fourrées dans sa poche. « Mon palais n’est pas un sale trou ! Attendez qu’il soit nettoyé et redécoré ! »

« Pour ça, il faudrait que Smaug soit mort, répondit Bilbo d’un air sombre. En attendant, où est-il ? Je donnerais un bon petit déjeuner pour le savoir. J’espère qu’il n’est pas en train de nous regarder du haut de la Montagne ! »

Cette idée troubla grandement les nains, et ils ne tardèrent pas à se ranger du côté de Bilbo et de Balin.

« Il faut s’en aller d’ici, dit Dori. C’est comme si ses yeux m’épiaient par-derrière. »

« Il fait froid, et tout est désert, dit Bombur. Il y a peut-être à boire, mais je ne vois rien à manger. Un dragon aurait de quoi être affamé dans un endroit pareil. »

« Partons ! Partons ! crièrent les autres. Suivons le chemin de Balin ! »

Sous la paroi rocheuse à leur droite, il n’y avait aucun moyen de passer, alors ils cheminèrent péniblement parmi les pierres du côté gauche de la rivière, et le vide et la désolation achevèrent de les dégriser, même Thorin. Le pont que Balin avait évoqué s’était écroulé depuis longtemps, et une grande partie de sa structure était réduite à des tas de roches parmi les eaux bruyantes et peu profondes ; mais ils les passèrent à gué sans grande difficulté, trouvèrent les marches anciennes et gravirent la haute berge. Ils tombèrent rapidement sur la vieille route et débouchèrent bientôt dans un vallon encaissé entre les rochers, où ils se reposèrent quelque temps et prirent le petit déjeuner qui s’offrait à eux, surtout du cram et de l’eau. (Si vous voulez savoir ce qu’est le cram, tout ce que je peux vous dire est que je n’en connais pas la recette ; mais cet aliment ressemble à un biscuit, se conserve indéfiniment, est censé être nourrissant, sans pour autant être appétissant, ni très intéressant, sauf comme exercice de mastication. C’était une préparation des Hommes du Lac, exprès pour les longs voyages.)

Ils poursuivirent leur route ensuite. Celle-ci se détourna vers l’ouest, délaissant la rivière, et le grand épaulement formé par l’éperon sud de la Montagne ne cessa alors de s’approcher. Enfin, ils atteignirent le sentier de la colline, lequel grimpait en pente raide. Ils le gravirent lentement à pas lourds, l’un derrière l’autre ; puis, en fin d’après-midi, ils parvinrent au sommet de la crête et virent le soleil de l’hiver descendre dans l’Ouest.

Ils trouvèrent là un endroit au sol dallé, dépourvu de murs sur trois côtés, mais adossé au nord contre une paroi rocheuse dans laquelle se voyait une ouverture semblable à une porte. De cette porte, on avait une large vue sur l’est, le sud et l’ouest.

« Ici, dit Balin, autrefois, nous installions toujours des gardes, et par cette porte là-derrière, on accède à une pièce creusée dans le roc qui servait de poste de garde. Il y avait plusieurs autres postes de ce genre tout autour de la Montagne. Mais du temps où nous étions prospères, cette surveillance ne semblait guère utile, et l’on accorda trop de libertés aux gardes, peut-être… sans quoi la venue du dragon aurait pu être annoncée avant, et les choses se seraient peut-être passées autrement. En tout cas, nous pouvons maintenant nous abriter ici pour un certain temps, en ayant vue sur toutes les terres sans être vus nous-mêmes. »

« Cela ne servira pas à grand-chose, si on nous a vus monter ici », dit Dori, qui levait toujours les yeux vers le sommet de la Montagne comme s’il s’attendait à y voir Smaug, perché comme un oiseau sur un clocher.

« Il nous faudra courir ce risque, dit Thorin. Impossible d’aller plus loin aujourd’hui. »

« Bien dit ! » s’écria Bilbo, et il s’affala sur le sol.

La salle de pierre eût été assez grande pour contenir cent personnes, et il y avait une petite pièce tout au fond, mieux abritée du froid. L’endroit était tout à fait désert : même les animaux sauvages semblaient ne jamais s’y être réfugiés, depuis que la Montagne était sous l’empire de Smaug. Ils y posèrent leurs fardeaux ; et certains d’entre eux se laissèrent tomber par terre et s’endormirent sur-le-champ, mais les autres s’assirent non loin de la porte extérieure et discutèrent de leurs plans. Leur conversation revenait toujours à la même question : où était passé Smaug ? Ils regardèrent à l’ouest et ne virent rien ; à l’est, ils ne virent rien non plus ; au sud, il n’y avait aucun signe du dragon, mais une multitude d’oiseaux s’était rassemblée. Ils s’en étonnèrent et s’interrogèrent longuement ; mais ils n’étaient toujours pas plus près d’une réponse quand les premières étoiles glacées firent leur apparition.