Vint alors une nuit où surgirent tout à coup de nombreuses lumières, comme celles de feux de camp et de torches, dans le Val qui s’étendait au sud.
« Les voici ! cria Balin. Et leur campement est considérable. Ils ont dû entrer dans la vallée à la faveur du crépuscule en prenant des deux côtés de la rivière. »
Les nains dormirent très peu cette nuit-là. L’aube était encore pâle lorsqu’ils virent une compagnie qui approchait. Retranchés derrière leur mur, ils les regardèrent s’avancer jusqu’au fond de la vallée et entamer une lente ascension. Ils virent bientôt que des archers elfes étaient parmi eux, de même que des Hommes du Lac, armés jusqu’aux dents. Enfin, les premiers rangs gravirent les éboulis de roche et parvinrent au sommet des chutes ; et quelle ne fut pas leur surprise de voir le bassin qui s’étendait devant la Porte, elle-même bloquée par un mur de pierres nouvellement taillées.
Tandis qu’ils se tenaient là, pointant du doigt et discutant entre eux, Thorin les héla. « Qui êtes-vous, cria-t-il d’une voix puissante, vous qui arrivez en fauteurs de guerre aux portes de Thorin fils de Thrain, Roi sous la Montagne, et que désirez-vous ? »
Mais ils ne répondirent rien. Certains d’entre eux battirent immédiatement en retraite ; et les autres, après avoir observé un moment la Porte et ses défenses, ne tardèrent pas à les suivre. Ce jour-là, leur campement fut déplacé à l’est de la rivière, tout juste entre les bras de la Montagne. Des voix et des chants résonnèrent alors parmi les rochers comme la vallée n’en avait pas entendu de longtemps. L’écho de harpes elfiques et d’une douce musique montait également vers la Porte ; et on aurait dit que le froid s’adoucissait et qu’un faible parfum embaumait l’air, comme celui de fleurs printanières en train d’éclore dans la forêt.
Bilbo eut alors très envie de quitter la sombre forteresse pour aller se joindre à la fête et aux réjouissances autour des feux. Les plus jeunes nains se laissèrent eux aussi émouvoir, déplorant la tournure des événements et regrettant de ne pouvoir accueillir ces gens à bras ouverts ; mais Thorin se renfrogna.
Puis les nains eux-mêmes apportèrent des harpes et des instruments récupérés parmi le trésor, et ils se mirent à en jouer pour tenter d’apaiser sa colère ; mais leur chant n’était pas comme le chant des elfes, et il rappelait beaucoup ce qu’ils avaient chanté chez Bilbo, longtemps auparavant, dans son petit trou de hobbit.
Sous la Montagne au noir sommet
Le Roi rentre dans son palais !
L’ignoble Ver, son adversaire,
S’est absenté à tout jamais.
La Grande Porte fortifiée,
Les lames seront aiguisées.
Le cœur est fort qui côtoie l’or ;
Les nains ne seront plus lésés.
Nombreux les sorts des nains d’antan,
Les coups de leurs marteaux sonnants
Là où se terrent dans la pierre
Merveilles et monstres dormants.
Ils firent des colliers d’argent,
Des couronnes d’un feu brûlant
Ils imprégnèrent, marièrent
La harpe et les chants envoûtants.
L’usurpateur est détrôné !
Ô peuple errant, venez ! venez !
Le roi défend son bien d’antan
Et tous les siens sont appelés.
Venez par les cimes glacées
À nos cavernes du passé !
Car au-dedans le roi attend,
Ses mains de joyaux émaillées.
Le roi retrouve son palais
Sous la Montagne au noir sommet.
Et comme hier l’ignoble Ver,
Nos ennemis seront défaits !
Cette chanson sembla faire plaisir à Thorin, qui retrouva le sourire et la bonne humeur ; et il se mit à calculer la distance jusqu’aux Collines de Fer et le temps qu’il faudrait à Dain pour atteindre la Montagne Solitaire, s’il s’était mis en route aussitôt le message reçu. Mais le cœur de Bilbo se serra en entendant la chanson et la discussion qui s’ensuivit, car elles semblaient beaucoup trop guerrières.
Tôt le lendemain matin, une compagnie de lanciers fut aperçue, franchissant la rivière et remontant la vallée. Arborant la bannière verte du Roi elfe et la bannière bleue du Lac, elle s’avança jusqu’au mur qui se dressait devant la Porte.
Thorin appela de nouveau d’une voix forte : « Qui êtes-vous, ô étrangers venus guerroyer aux portes de Thorin fils de Thrain, Roi sous la Montagne ? » Cette fois, on lui répondit.
Un homme de belle stature, aux cheveux noirs et aux traits sévères, s’avança et cria : « Je vous salue, Thorin ! Pourquoi vous terrez-vous comme un voleur dans sa cachette ? Nous ne sommes pas encore ennemis, et c’est pour nous une joie inespérée de vous trouver vivant ici. Nous ne pensions pas rencontrer âme qui vive, mais puisque vous êtes là et que nous y sommes aussi, il y a matière à pourparlers et à discussions. »
« Qui êtes-vous et de quoi voulez-vous discuter ? »
« Je suis Bard, et c’est par mon bras que le dragon est tombé et que votre trésor vous a été rendu. N’est-ce pas là une affaire qui vous concerne ? De plus, je suis le légitime descendant et héritier de Girion du Val, et parmi vos richesses se trouvent nombre des siennes, pillées par Smaug dans ses villes et ses palais. N’est-ce pas là une chose dont nous pourrions discuter ? Enfin, dans son dernier assaut, Smaug a détruit les maisons des habitants d’Esgaroth, et je suis encore au service de leur bourgmestre. J’aimerais vous demander en son nom si vous avez égard aux souffrances et à la misère de son peuple. Pour l’aide qu’ils vont ont fournie dans votre détresse, ils n’ont récolté jusqu’ici que la ruine, sans que ce soit volontaire de votre part, j’en suis certain. »
Or ces paroles étaient sincères et justes, quoique fières et sévères ; et Bilbo crut que Thorin reconnaîtrait sur-le-champ l’intégrité de son vis-à-vis. Il ne s’attendait pas, bien sûr, à ce que quiconque se souvienne que c’était lui, et lui seul, qui avait découvert la faille dans l’armure du dragon – heureusement, car personne n’en fit jamais mention. Mais Bilbo oubliait que l’or longtemps couvé par un dragon a un pouvoir, et que le cœur des nains y est particulièrement sensible. Thorin avait, au cours des derniers jours, passé de longues heures dans la salle du trésor, et son enchantement pesait lourdement sur lui. S’il recherchait d’abord et avant tout la Pierre Arcane, il lorgnait aussi maints autres objets qui se trouvaient là, et qui évoquaient le lointain souvenir des labeurs et des souffrances de son peuple.