Bilbo contemplait ce spectacle avec tristesse. Il s’était posté sur Montcorbeau, avec les Elfes – d’une part, parce que l’endroit offrait de meilleures chances de fuite, et d’autre part (en écoutant son côté Touc), parce que, s’il devait livrer un dernier combat pour l’honneur, il préférait somme toute défendre le Roi elfe. Gandalf aussi, je dois le dire, était assis là, comme plongé dans une grande réflexion – méditant, je suppose, quelque dernier éclair de magie avant la fin.
Car elle semblait proche. « Il ne faudra plus beaucoup de temps, pensa Bilbo, pour que les gobelins s’emparent de la Porte ; et nous serons tous massacrés ou faits prisonniers dans la vallée. C’est vraiment triste à pleurer, après tout ce que nous avons enduré. J’aurais préféré laisser tout ce maudit trésor entre les griffes du vieux Smaug, plutôt que de le voir tomber aux mains de ces ignobles créatures, et de perdre ce pauvre vieux Bombur, et Balin, et Fili et Kili et tous les autres ; et Bard aussi, et les Hommes du Lac et les joyeux elfes. Pauvre de moi ! J’ai entendu chanter de nombreuses batailles, et j’ai toujours cru comprendre que la défaite pouvait être glorieuse. Elle semble bien désagréable, pour ne pas dire douloureuse. Je voudrais bien que tout ceci soit derrière moi. »
Les nuages se déchiraient au vent, et à l’ouest, un rougeoiement de coucher de soleil tailladait l’horizon. Frappé par cette lueur soudaine dans la pénombre, Bilbo regarda autour de lui. Il poussa un grand cri : son regard s’était posé sur quelque chose qui fit bondir son cœur dans sa poitrine. Des formes noires, minuscules, et pourtant majestueuses, se dessinaient devant le couchant.
« Les Aigles ! Les Aigles ! cria-t-il. Les Aigles arrivent ! »
Bilbo avait la vue perçante, et ses yeux le trompaient rarement. Les aigles volaient avec le vent, rangée après rangée, en une nuée qui devait rassembler toutes les aires du Nord.
« Les Aigles ! Les Aigles ! » cria Bilbo, gambadant et agitant les bras. Si les elfes ne pouvaient le voir, ils ne manquèrent pas de l’entendre. Ils reprirent bientôt son cri, et il résonna dans toute la vallée. Nombreux sont ceux qui levèrent au ciel des yeux stupéfaits, même si rien n’était encore visible, hormis sur les contreforts sud de la Montagne.
« Les Aigles ! » s’écria Bilbo une fois de plus, mais à cet instant, une pierre dégringola du haut de la colline et frappa durement son casque, et il s’écroula bruyamment et ne vit plus rien.
1.
Fils d’Azog. Voir p. 43.
XVIII
Le voyage de retour
Quand Bilbo revint à lui, il ne trouva personne d’autre que lui-même. Il était étendu sur les dalles de Montcorbeau, complètement seul. Une journée sans nuage, mais froide, s’offrait tout entière à son regard. Il tremblait, gelé comme une pierre, mais la tête lui brûlait comme du feu.
« Je me demande bien ce qui a pu se passer, se dit-il. Au moins, je ne figure pas encore parmi les héros morts au combat ; mais je suppose qu’il est encore temps de le devenir ! »
Il se redressa péniblement. Regardant dans la vallée, il ne put voir aucun gobelin vivant. Au bout d’un moment, à mesure qu’il reprenait ses esprits, il crut apercevoir des elfes s’affairant dans les rochers en contrebas. Il se frotta les yeux. Pas de doute : il y avait encore un campement à quelque distance dans la plaine, et des allées et venues devant la Porte. Des nains semblaient occupés à démanteler le mur. Mais un silence de mort régnait. Il n’y avait pas un cri, ni le moindre écho d’une chanson. L’air semblait lourd de chagrin.
« C’est la victoire, tout compte fait, je suppose ! dit-il en se tâtant douloureusement le crâne. Hum ! une affaire bien sombre, on dirait. »
Soudain, il vit un homme qui gravissait la pente et se dirigeait vers lui.
« Holà, ho ! s’écria-t-il d’une voix tremblotante. Ho ! Quelles nouvelles ? »
« Quelle est cette voix qui surgit au milieu des pierres ? » dit l’homme. Il s’arrêta et regarda tout autour de lui, non loin de l’endroit où Bilbo était assis.
C’est alors que Bilbo se souvint de son anneau ! « Nom d’une pipe ! se dit-il. Cette invisibilité a ses inconvénients, après tout. Sans cela, j’aurais sûrement passé une nuit confortable dans un lit bien chaud ! »
« C’est moi, Bilbo Bessac, le compagnon de Thorin ! » s’écria-t-il ; et il s’empressa de retirer l’anneau.
« Heureusement que je vous ai trouvé ! dit l’homme en s’avançant à grands pas. Vous êtes demandé, et il y a longtemps qu’on vous cherche. On vous aurait compté parmi les morts, qui sont nombreux, si le magicien Gandalf ne nous avait pas dit que votre voix avait été entendue dans les environs hier soir. J’ai été envoyé ici pour vous chercher une dernière fois. Êtes-vous gravement blessé ? »
« Un vilain coup sur la tête, je crois, dit Bilbo. Mais j’ai un casque et une tête dure. Je me sens tout de même en piteux état, et j’ai les jambes molles comme de la paille. »
« Je vais vous transporter au campement de la vallée », dit l’homme en le soulevant doucement.
L’homme marchait d’un pas rapide et sûr. Très vite, Bilbo fut déposé devant une tente, au Val ; et Gandalf se tenait là, le bras en écharpe. Même le magicien n’avait pu échapper aux blessures ; et dans toute l’armée, rares sont ceux qui s’en tirèrent indemnes.
Gandalf fut ravi en apercevant Bilbo. « Bessac ! s’exclama-t-il. Ça, par exemple ! Vous voilà sain et sauf – comme je suis content ! Je commençais à me demander si votre chance, si remarquable soit-elle, allait suffire à vous tirer d’affaire ! Quelle terrible histoire, et elle a bien failli tourner au désastre. Mais les autres nouvelles peuvent attendre. Venez ! dit-il d’un ton plus grave. On vous demande » ; et posant la main sur son épaule, il le conduisit sous la tente.
« Salut, Thorin, dit-il en entrant. Je vous l’amène ; le voici. »
Car Thorin Lécudechesne reposait là, son corps meurtri, couvert de blessures, son armure fendue et sa hache ébréchée gisant à ses côtés. Bilbo s’en fut à son chevet et il leva les yeux.
« Adieu, mon bon voleur, dit-il. Je vais maintenant aux grand’salles de l’attente, où je resterai auprès de mes pères jusqu’à ce que le monde soit renouvelé. Puisque je délaisse tout l’or qu’il contient, et me rends là où il est sans valeur, j’aimerais vous quitter dans l’amitié, et retirer mes paroles et mes gestes, l’autre jour à la Porte. »
Bilbo posa un genou sur le sol, terrassé par l’émotion. « Adieu, Roi sous la Montagne ! dit-il. C’est une pénible aventure, si elle doit se terminer ainsi ; et aucune montagne d’or ne saurait y remédier. Mais je suis content d’avoir affronté, à vos côtés, les périls de votre quête – c’est plus que ce qu’aucun Bessac ne mérite. »
« Non ! dit Thorin. Ne jugez pas ainsi de votre qualité, enfant des terres hospitalières. L’Ouest vous a prodigué ses richesses : du courage et de la sagesse, mêlés en juste part. Si nous étions plus nombreux à célébrer la bonne chère, les chants et les réjouissances, plutôt que l’or amassé, ce monde en serait plus joyeux. Mais triste ou joyeux, je dois le quitter, maintenant. Adieu ! »