Alors Bilbo se détourna, et, cherchant la solitude, il s’assit à l’écart, enveloppé dans une couverture ; puis, croyez-le ou non, il pleura jusqu’à en avoir les yeux rouges, et même jusqu’à en perdre la voix. C’était un brave garçon, et il n’eut plus le cœur à la plaisanterie pendant très longtemps. « Heureusement que je me suis réveillé à cet instant-là, se dit-il enfin. Je souhaiterais que Thorin ait vécu, mais je suis content que nous nous soyons quittés en amis. Tu es un imbécile, Bilbo Bessac, et tu as causé un gros gâchis en essayant de monnayer cette pierre ; et il y a eu une bataille, malgré tous tes efforts pour acheter la paix et la tranquillité – mais il serait difficile de te blâmer pour ça, je suppose. »
Bilbo apprit plus tard tout ce qui s’était passé après qu’il eut perdu connaissance, mais il en retira plus de chagrin que de joie. Son aventure commençait à lui peser, et il brûlait d’entreprendre le voyage de retour. Mais celui-ci fut quelque peu retardé, ce qui me laisse le temps de vous faire un bref récit des événements. Les Aigles soupçonnaient depuis longtemps qu’un rassemblement avait lieu chez les gobelins, car les déplacements au cœur des montagnes ne pouvaient échapper entièrement à leur vigilance. Alors ils s’étaient eux aussi réunis en grand nombre autour du Grand Aigle des Montagnes de Brume ; et sentant enfin que la bataille se préparait au loin, ils s’étaient élancés sur un vent de tempête et étaient arrivés juste à temps. Grâce à eux, les gobelins avaient été délogés des hauteurs, jetés dans des précipices ou repoussés vers l’adversaire dans l’affolement et la confusion. La Montagne Solitaire bientôt reconquise, les elfes et les hommes de chaque côté de la vallée avaient enfin pu joindre leurs forces à la bataille du centre.
Mais même avec les Aigles, ils demeuraient inférieurs en nombre. En ces derniers instants, Beorn lui-même était apparu – sans qu’on sache comment, ni d’où il venait. Il vint seul, sous forme d’ours ; et dans sa colère, il semblait avoir pris une taille gigantesque.
Son rugissement rappelait tambours et canons ; et il écartait les loups et les gobelins comme s’ils étaient faits de plume et de paille. Il s’abattit sur leurs arrières et fit éclater leur anneau comme un coup de tonnerre. Les nains s’étaient retranchés sur une petite colline arrondie pour défendre leurs seigneurs. Là, Beorn s’arrêta et souleva Thorin, transpercé de multiples lances, et il le transporta hors du champ de bataille.
Il revint bientôt, sa colère redoublée, et rien ne put lui résister, ni aucune arme lui porter atteinte. Dispersant la garde rapprochée, il renversa Bolg lui-même et l’écrasa. Sa mort jeta la consternation chez les gobelins, qui s’enfuirent dans toutes les directions. Mais chez leurs adversaires, un nouvel espoir avait chassé toute fatigue, et ils se mirent immédiatement à leur poursuite et empêchèrent la plupart de s’enfuir par les trouées. De nombreux fuyards furent précipités dans la Rivière Courante, et ceux qui se sauvèrent au sud et à l’ouest furent pourchassés dans les marécages entourant la Rivière de la Forêt, où ils furent décimés ; tandis que les rares survivants, parvenus de justesse au royaume des Elfes sylvains, trouvèrent la mort là-bas, ou furent attirés dans les ténèbres insondables de Grand’Peur et abandonnés à leur sort. On chanta par la suite que les trois quarts des guerriers gobelins du Nord avaient péri ce jour-là, et les montagnes connurent la paix pendant de longues années.
Avant la tombée de la nuit, la victoire était assurée ; mais quand Bilbo revint au campement, la poursuite n’était pas terminée, et peu de gens se trouvaient dans la vallée hormis les plus grièvement blessés.
« Où sont les Aigles ? » demanda-t-il à Gandalf ce soir-là, allongé bien au chaud sous plusieurs couvertures.
« Certains donnent la chasse, dit le magicien, mais la plupart sont rentrés dans leurs aires. Ils n’ont pas voulu rester ici et sont partis aux premières lueurs du matin. Dain s’est incliné devant leur chef et l’a couronné d’or, et il leur a juré une amitié éternelle. »
« J’en suis navré. Je veux dire, j’aurais bien aimé les revoir, fit Bilbo d’une voix ensommeillée ; peut-être les verrai-je sur le chemin du retour. Je pourrai rentrer bientôt, j’imagine ? »
« Aussitôt qu’il vous plaira », répondit le magicien.
En fait, Bilbo mit encore quelques jours à se décider à partir. Thorin fut inhumé dans les profondeurs de la Montagne, et Bard déposa la Pierre Arcane sur sa poitrine.
« Qu’elle reste ici jusqu’à ce que la Montagne s’écroule ! dit-il. Puisse-t-elle être un gage de bonheur et de prospérité pour tous les siens qui vivront en ces lieux ! »
Sur sa tombe, le Roi elfe déposa Orcrist, l’épée elfique que Thorin s’était vu confisquer lors de son emprisonnement. On dit dans les chants qu’elle brillait toujours dans l’obscurité quand des ennemis approchaient, et que la forteresse des nains ne pouvait être assaillie à l’improviste. Dain fils de Nain en fit sa demeure, et il devint Roi sous la Montagne, et au fil des années, de nombreux autres nains se rassemblèrent autour de son trône dans les salles anciennes. Des douze compagnons de Thorin, dix avaient survécu. Fili et Kili étaient tombés en le défendant avec leur bouclier et leur corps tout entier, car Thorin était le frère aîné de leur mère. Les autres demeurèrent auprès de Dain ; car le Roi sous la Montagne fut prodigue de son trésor.
Bien entendu, il n’était plus du tout question de le diviser de la manière prévue, entre Balin et Dwalin, Dori, Nori et Ori, Oin et Gloin, Bifur, Bofur et Bombur – et Bilbo, évidemment. Mais un quatorzième de tout l’argent et l’or qu’il contenait, ouvragé ou non, fut remis à Bard ; car Dain lui dit : « Nous respecterons le pacte conclu avant sa mort, attendu que la Pierre Arcane est maintenant en sa possession. »
Cette part d’un quatorzième représentait tout de même une immense fortune, plus grande que celle de nombreux rois mortels. De ce trésor, Bard envoya beaucoup d’or au bourgmestre du Lac ; et il récompensa ses partisans et ses amis avec largesse. Au Roi elfe, il donna les émeraudes de Girion, joyaux qu’il chérissait par-dessus tout et que Dain lui avait rendus.
À Bilbo, il dit : « Ce trésor vous appartient autant qu’à moi ; même si les vieilles ententes ne tiennent plus, étant donné tous ceux qui ont participé à sa conquête et assuré sa défense. Et bien que vous ayez renoncé de plein gré à tous vos privilèges, je ne voudrais pas que les paroles de Thorin, dont il s’est repenti, viennent à se concrétiser – et que vous receviez peu de chose. Pour vous, je ne veux rien de moins que la plus généreuse des récompenses. »
« C’est très gentil à vous, dit Bilbo. Mais en réalité, je suis soulagé. Comment aurais-je bien pu ramener tout ce trésor chez moi, sans m’attirer constamment guerre et massacre ? Et je ne sais pas ce que j’en aurais fait une fois rentré. Je suis sûr qu’il vaut mieux le laisser entre vos mains. »
Il finit par n’accepter que deux petits coffres, l’un rempli d’argent, l’autre d’or, assez légers pour être confiés à un poney bien charpenté. « Cela est plus qu’assez, dit-il ; autrement je ne saurais pas quoi en faire. »
Puis, ce fut enfin l’heure de dire au revoir à ses amis. « Adieu, Balin ! dit-il ; et adieu, Dwalin ; et adieu, Dori, Nori, Ori, Oin, Gloin, Bifur, Bofur et Bombur ! Puissent vos barbes ne jamais se dégarnir ! » Et, se tournant vers la Montagne, il ajouta : « Adieu, Thorin Lécudechesne ! Et Fili et Kili ! Puisse votre souvenir ne jamais s’estomper ! »
Alors les nains s’inclinèrent profondément devant la Porte, mais leurs gorges se serrèrent et les mots ne vinrent pas. « Au revoir et bonne chance, où que vous alliez ! dit enfin Balin. Si jamais vous revenez nous voir, quand nos salles auront retrouvé leur splendeur d’autrefois, ce sera vraiment un somptueux festin ! »