Allongé sous les couvertures, il pouvait entendre Thorin qui continuait à fredonner doucement, dans la meilleure chambre à côté de la sienne :
Par monts brumeux, cimes glacées,
Jusqu’aux cavernes du passé,
Partons alors avant l’aurore
Pour retrouver l’or enchanté.
Bilbo s’endormit avec ce refrain en tête, ce qui lui fit faire de bien mauvais rêves. L’aurore était passée depuis longtemps lorsqu’il se réveilla.
II
Rôti de mouton
Bilbo se leva d’un bond et, enfilant sa robe de chambre, passa à la salle à manger. Il ne vit personne, mais découvrit tous les signes d’un petit déjeuner copieux et pressé. Il régnait dans la pièce une terrible pagaille, et des montagnes de vaisselle sale se trouvaient dans la cuisine. Presque tous les chaudrons et les casseroles qu’il avait en sa possession semblaient avoir servi. Une telle corvée l’attendait que Bilbo fut bien obligé de se rendre à l’évidence : la fête de la veille n’était pas qu’un mauvais rêve, comme il l’avait espéré. Il était au demeurant très soulagé de voir que tous étaient partis sans lui, et sans se donner la peine de le réveiller (« mais sans le moindre remerciement », pensa-t-il) ; en même temps, il ne pouvait s’empêcher d’être un tantinet déçu. Ce sentiment le surprit.
« Ne sois pas stupide, Bilbo Bessac ! se dit-il. T’intéresser aux dragons et à toutes ces histoires saugrenues, à ton âge ! » Il mit donc un tablier, alluma des feux, fit bouillir de l’eau et lava toute la vaisselle. Puis il prit un bon petit déjeuner dans la cuisine avant de nettoyer la salle à manger. Déjà, le soleil brillait ; la porte d’entrée était ouverte et laissait pénétrer une chaude brise printanière. Bilbo se mit à siffloter bruyamment, oublieux des incidents de la veille. En fait, il venait de se servir un second petit déjeuner dans la salle à manger, tout près de la fenêtre ouverte, quand Gandalf arriva.
« Mon pauvre ami, dit-il, quand donc allez-vous venir ? On parle de partir de bonne heure… et vous voilà devant un petit déjeuner, peu importe comment vous appelez cela, à dix heures et demie ! Ils vous ont laissé un message parce qu’ils ne pouvaient plus attendre. »
« Quel message ? » dit le pauvre M. Bessac, tout retourné.
« Grands Éléphants ! s’exclama Gandalf, vous n’êtes pas du tout dans votre assiette, ce matin – vous n’avez jamais songé à épousseter la cheminée ! »
« Je ne vois pas le rapport. J’ai été bien assez occupé à faire la vaisselle pour quatorze personnes ! »
« Si vous aviez épousseté la cheminée, vous auriez trouvé ceci sous la pendule », dit Gandalf, tendant à Bilbo une note (rédigée sur son papier à lettres, évidemment).
Voici ce qu’il lut :
« De Thorin et Compagnie à Bilbo le Cambrioleur, salutations ! Pour votre hospitalité, nos remerciements les plus sincères, et pour l’offre de votre expertise professionnelle, notre consentement et toute notre gratitude. Conditions : paiement en espèces sur livraison, jusqu’à concurrence d’un quatorzième des profits réalisés (le cas échéant) ; tous frais de déplacement inclus en toutes circonstances, frais funéraires couverts par nous ou nos représentants si l’éventualité se présente et que les circonstances le permettent.
« Jugeant inutile d’interrompre votre repos très considéré, nous en avons profité pour veiller aux préparatifs nécessaires, et comptons sur votre estimable présence à l’Auberge du Dragon Vert, au village de Belleau, à 11 heures précises. Avec l’assurance de votre ponctualité,
«
Nous avons l’honneur d’être
« Vos tout dévoués,
« Thorin & Cie »
« Ça ne vous laisse que dix minutes. Il faudra vous dépêcher », dit Gandalf.
« Mais… », fit Bilbo.
« Pas le temps », dit le magicien.
« Mais… », fit encore Bilbo.
« Pas le temps non plus ! Allez, ouste ! »
Jusqu’à la fin de ses jours, Bilbo ne comprit jamais comment il s’était retrouvé dehors, nu-tête, sans sa canne ni son argent, ni rien de tout ce qu’il avait l’habitude d’emporter quand il sortait, son second petit déjeuner à moitié terminé et sa vaisselle loin d’être lavée. Il avait hâtivement remis ses clefs à Gandalf et couru aussi vite que ses pieds poilus le lui permettaient, le long du chemin, passé le grand Moulin et de l’autre côté de L’Eau, et couru encore sur un mille ou plus.
Arrivé à Belleau sur le coup de onze heures, il soufflait comme un bœuf et s’aperçut qu’il était parti sans même son mouchoir de poche !
« Bravo ! » dit Balin qui guettait sa venue à la porte de l’auberge.
À ce moment précis, tous les autres apparurent au tournant de la route qui menait au village. Ils étaient montés sur des poneys, et chaque bête était chargée de toutes sortes de bagages, paquets et poches, et tout le bataclan. Il y avait aussi un très petit poney qui semblait destiné à Bilbo.
« En selle, vous deux, et nous partons ! » dit Thorin.
« Je suis vraiment désolé, dit Bilbo, mais j’ai oublié mon chapeau, j’ai laissé mon mouchoir de poche à la maison et je n’ai pas d’argent. Je n’ai pas lu votre message avant 10 h 45, pour être exact. »
« Pas d’exactitude, dit Dwalin, et pas d’inquiétude ! Il faudra vous passer de mouchoirs et de bien d’autres choses avant la fin du voyage. Quant à votre chapeau, j’ai un capuchon et une cape de rechange dans mes bagages. »
C’est ainsi qu’ils se mirent en route, par un beau matin tout juste avant le mois de mai, allant au petit trot sur leurs poneys ; et Bilbo portait un capuchon vert foncé (un peu défraîchi par les intempéries) et une cape assortie, prêtés par Dwalin. Ils étaient bien trop grands, ce qui lui donnait un air assez comique. Je n’ose pas imaginer ce que son père Bungo eût pensé de lui. Au moins, personne ne risquait de le prendre pour un nain, puisqu’il n’avait pas de barbe.
Ils ne chevauchaient pas depuis bien longtemps lorsque Gandalf fit une splendide apparition, monté sur un cheval blanc. Il apportait quantité de mouchoirs de poche, de même que la pipe et le tabac de Bilbo. Toute la compagnie chevaucha alors très joyeusement, et ils racontèrent des histoires et chantèrent des chansons toute la journée, sauf quand ils s’arrêtaient pour les repas. Ceux-ci n’étaient pas aussi fréquents que Bilbo l’eût souhaité, mais n’empêche, il commençait à se dire que les aventures n’étaient pas si désagréables, somme toute.
Pour commencer, ils avaient traversé les terres des hobbits, un vaste pays très convenable, peuplé de gens respectables, avec de belles routes, quelques auberges par-ci par-là, et de temps en temps un nain ou un fermier marchant d’un pas tranquille. Puis ils étaient arrivés dans une région où les gens parlaient étrangement, et chantaient des chansons que Bilbo n’avait jamais entendues. À présent, ils s’enfonçaient dans les Terres Désolées, où il n’y avait plus ni auberge, ni âme qui vive, et les routes ne cessaient de se dégrader. Non loin devant se dressaient de mornes collines, toujours plus hautes, recouvertes d’arbres noirs. Quelques-unes étaient couronnées de vieux châteaux d’aspect sinistre, comme s’ils avaient été construits par des gens malfaisants. Tout semblait lugubre, car le temps s’était sérieusement gâté ce jour-là. Dans l’ensemble, il avait fait aussi beau que le mois de mai peut l’être, même dans les plus beaux contes, mais à présent, le froid et la pluie les avaient rejoints. Arrivés dans les Terres Désolées, ils avaient dû camper là où ils le pouvaient, mais jusque-là, au moins, le temps avait été sec.