- Dès demain matin.
- Alors, bonne chance !
Et il disparut avant même que Malberg ait pu lui demander comment regagner sa chambre. Il avait encore en mémoire les trois derniers couloirs et les deux escaliers. Puis il s'égara, incapable tout à coup de se souvenir s'il était passé par tel endroit ou par un autre. Lorsqu'il se retrouva une fois de plus à son point de départ, il décida de prendre la direction opposée et de tourner, à la prochaine intersection, non pas à droite, mais à gauche.
Un homme très grand qu'il croisa se contenta de le saluer d'un signe de tête, sans le regarder.
Il semblait plongé dans ses pensées. Malberg n'osa pas lui adresser la parole.
Lukas réussit finalement, sans trop savoir comment, à retrouver sa chambre avec la salamandre. Lorsqu'il ouvrit la porte, il sursauta : Gruna était confortablement installé dans le canapé.
- J'ai oublié de mentionner, dit-il avec la plus grande assurance, que vous devez commander vos repas dans votre chambre. Il est mal vu ici de parler à table. Composez tout simplement le 9, vous aurez le chef de la cuisine qui vous dira ce qu'il peut vous proposer.
- Merci, mais je n'ai pas faim, répondit Malberg.
Ce n'était qu'à moitié vrai, mais il tombait de fatigue et n'avait envie que d'une seule chose : qu'on le laisse tranquille.
- Par ailleurs... poursuivit Gruna en se dirigeant vers le lavabo pour faire couler de l'eau comme si c'était la chose la plus naturelle qui soit.
- Oui ?
- Le château de Layenfels est le siège de la confrérie des Fideles Fidei Flagrantes...
- Je sais !
- Mais je suppose que vous ne savez que peu de chose sur les objectifs poursuivis par la confrérie. Tout ce qu'on a pu lire à ce jour dans les journaux relève de la pure invention. Et, comme la confrérie s'est donné pour principe de ne démentir aucune de ces affabulations, les histoires les plus absurdes circulent. Aucune de ces légendes ne comporte la moindre once de vérité.
- Alors, expliquez-moi ! répondit Malberg à contrecœur.
Où ce Gruna voulait-il donc en venir ? L'hématologue secoua la tête.
- Pas aujourd'hui et pas ici. Je veux seulement vous mettre en garde. Il est possible que vous ayez mis le doigt dans un engrenage dangereux. Si vous parveniez à déchiffrer le texte, vous seriez bien inspiré de garder pour vous votre secret.
« Pourquoi ? » voulut demander Lukas Malberg. Mais il n'en eut pas le temps, car Gruna se leva pour refermer le robinet et quitta la cellule, sans ajouter un seul mot.
57
Avant de se coucher, vers 21 h, Malberg appela Caterina avec son portable, puisqu'il était sûr que le fixe de sa chambre était sur écoute. Afin que d'éventuelles oreilles indiscrètes ne puissent pas entendre la conversation, il ouvrit le robinet.
- Tout va bien ? s'enquit Caterina dont la voix trahissait l'inquiétude.
- Oui, c'est convenable, répondit Lukas. Dans la mesure où on peut employer ce type de qualificatif dans une telle situation.
- Qu'entends-tu par là ?
- Tu sais, il faut s'habituer. Le château est à mi-chemin entre l'hôtel pour managers stressés et le couvent pour moines ascétiques.
- Alors, tu es à la bonne adresse ! répondit Caterina en se moquant de lui. Et tu as déjà une idée de ce qui se passe dans ces vieux remparts ?
- Caterina, je suis arrivé il y a quelques heures seulement et tu exiges de moi que je sache déjà tout sur ce qui se passe ici ! J'ai fait la connaissance d'un hématologue qui vit apparemment dans la forteresse depuis des années. Il m'a confié que tous ignorent ce qui s'y déroule exactement.
- Et toi, que crois-tu ?
- Pour être franc, je ne suis pas trop de son avis.
- Entre-temps, ici, il s'est passé pas mal de choses, poursuivit Caterina en lui coupant la parole. J'ai été convoquée aujourd'hui par Mesomedes, le substitut.
- Encore lui ! Mais il est raide dingue de toi, ce type !
- Entendrais-je quelque chose qui ressemblerait à de la jalousie ?
- Naturellement, qu'est-ce que tu crois ?
- Soyons sérieux, Lukas. Mesomedes m'a montré un dossier secret concernant l'affaire Marlène Ammer. Il y a là-dedans la liste de toutes les investigations dont nous croyions qu'elles n'avaient jamais été menées.
- À la bonne heure ! Et d'où tient-il ce dossier ?
- De son chef, le procureur général Burchiello.
- Burchiello ?
- Mesomedes lui a emprunté le dossier.
- Tout simplement ?
- Eh bien, disons que oui. Burchiello est mort. Infarctus. Devant lui, sur son bureau, il y avait le dossier « top secret ». Lukas, il faut absolument que nous nous voyions !
- Et comment, s'il te plaît ? Je suis sur une piste qui me paraît de la plus haute importance. D'une manière ou d'une autre, je suis sur le point de trouver des éléments concernant Marlène.
- Lukas, nous savons dans quelles circonstances Marlène a trouvé la mort. Ça ne te satisfait toujours pas ? lui dit Caterina avec une pointe d'agacement dans la voix.
- Non. Je pense que je suis tombé sur quelque chose d'énorme, quelque chose qui dépasse l'entendement. Tu te souviens de Gueule-brûlée ?
- Bien sûr. C'est l'homme qui t'a menacé devant la maison de la marquise, et qui un beau matin a été retrouvé mort dans la fontaine de Trevi.
- C'est tout à fait exact. Mais tu as oublié un élément essentiel. C'est ce même Gueule-brûlée qui m'a attiré dans la basilique Saint-Pierre pour me proposer, moyennant une somme faramineuse, un morceau du linceul de Turin, grand comme un timbre-poste. On discernait sur ce minuscule bout de tissu une tache qui était selon toute vraisemblance une tache de sang.
- Le sang de Jésus de Nazareth...
- Ce qui nous conduit tout droit à l'hématologue Ulf Gruna, membre de la confrérie.
- Lukas, c'est une hypothèse tirée par les cheveux !
- Pas du tout. Cet hématologue, le seul homme avec lequel j'aie pu parler jusqu'à présent, portait à son cou une chaîne...
- Laisse-moi deviner, l'interrompit Caterina. Une chaîne avec la croix runique.
- Bingo !
- Tout cela est effectivement étrange.
- Je sais, et je n'ose pas imaginer la suite logique.
- Et le livre ? Qu'en est-il du livre ?
- Il se trouve dans les archives, là où se situe aussi mon nouveau bureau. Je l'ai tenu dans mes mains. Un sentiment étrange, crois-moi. J'en suis encore tout remué.
- Tu crois que tu vas y arriver ?
- Tu veux dire : à décrypter le texte ? Je n'en suis pas encore certain. Je viens de me replonger dans le livre de Friedrich Franz, un coreligionnaire de Mendel. Il donne des indices concernant le procédé de cryptage employé par Mendel. Il fait même allusion au contenu explosif du livre.
- Lukas, promets-moi de faire attention à toi.
Caterina avait peur.
- Ne t'inquiète pas, je te tiens au courant. Je t'embrasse.
La communication se termina sur ces mots.
Malberg était fatigué, si fatigué qu'il se laissa tomber tout habillé sur le lit et s'endormit aussitôt.
Combien de temps avait-il dormi ? Il n'en savait rien. Soudain, il se retrouva complètement éveillé. La forteresse, qui jusqu'à présent avait baigné dans le silence, semblait reprendre vie.
Des bruits étranges, indéfinissables, parvenaient de toutes les directions à ses oreilles, puis cessaient pour recommencer un instant plus tard. Il entendit devant sa porte des pas qui se rapprochaient, puis s'éloignaient. Impossible de se rendormir dans ces conditions.
Cela n'allait pas être facile de s'habituer au rythme de ces gens. Des milliers d'idées lui passaient par la tête, et la même question revenait sans cesse le tarauder : que se passait-il vraiment dans ce château ?