Malberg remarqua que ses mains tremblaient. Il aurait voulu dire à la marquise quel trésor elle possédait là. Mais il se ravisa, car ce n'était pas dans son intérêt.
D'un autre côté, taire cette information eût tenu de la malhonnêteté. Mais ne vivait-on pas dans un monde essentiellement malhonnête ? Un monde dans lequel l'ignorant est toujours la victime du plus malin ?
En tant que bouquiniste, il gagnait sa vie en achetant bon marché des livres qu'il revendait avec bénéfice. Devait-il faire une offre à la marquise ? De quel montant ? Dix mille euros ? Vingt mille euros ? Sans doute donnerait-elle sur-le-champ son accord à cette transaction.
Il pourrait lui faire un chèque, le marché serait conclu normalement. Et lui, de son côté, il aurait fait l'affaire de sa vie.
- Un autre café ?
Malberg sursauta. Il était si profondément plongé dans ses pensées qu'il n'avait pas entendu Lorenza arriver.
- Excusez-moi. À en juger par votre attitude, votre métier vous absorbe complètement.
Malberg eut un sourire contraint. Il observa la marquise qui lui versait un café.
- Exceptionnelle, cette collection, vraiment exceptionnelle, remarqua-t-il, histoire de meubler la conversation.
Le timbre strident de la sonnette libéra Malberg de son embarras.
- Excusez-moi encore un instant, dit la marquise en quittant la pièce.
Malberg écouta d'une oreille distraite la conversation animée qui se déroulait sur le pas de la porte entre la marquise et un homme à la voix de fausset.
Cela ne l'intéressait pas. Déconcerté, il remit le précieux livre en place. Quelle attitude devait-il adopter ?
Tout à ses pensées, il fixait une porte, sur sa gauche, qui donnait dans une autre pièce. Sans intention particulière, pendant que Lorenza discutait avec son visiteur, Malberg ouvrit cette porte.
Il pénétra dans un boudoir meublé dans un genre plutôt douteux. Le lit, la bergère tendue de brocart, la commode surmontée d'un miroir laqué blanc n'étaient pas du goût de Malberg.
Au moment où il allait sortir de la pièce, son regard tomba sur une série de photos de format standard, accrochées au mur en face du lit.
Elles représentaient toutes la même personne, nue, ou bien en tenue légère : Marlène.
Malberg ne pouvait détacher son regard de ces charmants portraits. Il se refusa à tirer la moindre conclusion de cette découverte. Mais il était troublé. La marquise pouvant revenir d'une minute à l'autre, il préféra quitter la pièce.
À peine avait-il refermé la porte du boudoir qu'elle réapparaissait effectivement dans la bibliothèque. Elle s'excusa poliment, sans faire état des raisons de sa courte absence.
- Mais je suis certaine que vous ne vous êtes pas ennuyé.
Malberg secoua la tête en se forçant à sourire. Ce qu'il avait vu dans le boudoir de la marquise l'avait déstabilisé. Il venait de faire une découverte qui reléguait à l'arrière-plan l'ensemble de ses préoccupations professionnelles.
Pendant qu'il continuait à sortir d'autres ouvrages des rayonnages, sous le regard placide de Lorenza, et les feuilletait en feignant de s'y intéresser,
Malberg se demandait ce qui pouvait bien pousser une femme à suspendre des photos de son amie nue en face de son lit.
Il n'y avait qu'une seule explication possible.
Malberg n'avait rien contre le fait qu'une femme en aime une autre, mais, compte tenu de ce qui venait d'arriver à Marlène, la relation étroite qu'entretenaient ces deux femmes soulevait naturellement bien des questions.
Désormais incapable de se concentrer sur les précieux livres, il remit à sa place l'ouvrage qu'il avait dans les mains, expliquant sur un ton hésitant, pour répondre aux regards interrogateurs de Lorenza, qu'il ne voulait pas la déranger plus longtemps.
Il reviendrait vers elle dans les prochains jours pour lui faire une offre concrète.
6
La nuit tombait déjà lorsque Malberg sortit de l'immeuble. La Via dei Coronari était calme, ce qui n'avait rien d'étonnant puisque la plupart des Romains avaient fui la ville pour passer le mois d'août à la mer ou à la campagne. Quant aux touristes, ils préféraient les trattorias de la Piazza Navona, ou celles du Trastevere, situé sur l'autre rive du Tibre.
Malberg prit la direction de son hôtel. Sa chemise lui collait à la peau. La chaleur du soir ne pouvait expliquer qu'en partie cette transpiration abondante, causée avant tout par l'idée qu'un drame passionnel avait pu se jouer entre Lorenza et Marlène.
En se remémorant son entrevue avec la marquise, il se souvint qu'elle avait encore les yeux gonflés de larmes au moment où elle l'avait accueilli, mais qu'elle avait très vite engagé la conversation sur l'objet de sa venue.
Et elle avait réagi vivement aux doutes qu'il avait émis concernant les causes de sa mort.
D'un côté, elle prétendait ne pas bien connaître Marlène et, de l'autre, elle avait dans sa chambre une série de photos de Marlène nue. Comment expliquer cette contradiction dans son discours ?
Il y avait quelque chose qui clochait, mais quoi ?
Malberg arriva à l'hôtel, monta dans sa chambre, prit une douche froide, puis il enfila un pantalon léger en lin et un polo.
Il demanda au réceptionniste s'il y avait un restaurant dans le coin où il pourrait manger du poisson. En guise de réponse, celui-ci l'avertit qu'une jeune femme l'attendait devant la porte donnant sur le patio de l'hôtel. La jolie femme en question s'avançait déjà vers Malberg.
- Je m'appelle Caterina Lima et je travaille pour le Guardiano.
Malberg ne put cacher son étonnement.
- Et que puis-je faire pour vous, signorina ? Je ne crois pas que nous nous soyons déjà rencontrés. Je n'aurais certainement pas oublié une femme aussi jolie que vous.
Caterina sourit sans se laisser troubler, car elle était habituée à ce qu'on lui fasse de tels compliments.
- La marquise Falconieri m'a dit que vous étiez un ami de Marlène Ammer. Je veux dire : que vous aviez été un ami. C'est elle qui m'a informée que je pourrais vous trouver ici, dans cet hôtel.
- Qu'entendez-vous par le terme « ami » ? répliqua Malberg sur un ton brusquement très différent. Nous avons été dans la même classe pendant quelques années, puis nous nous sommes perdus de vue. Cela arrive fréquemment. Il y a quelque temps, nous nous sommes revus. (Il marqua un silence.) Mais en quoi cela vous intéresse-t-il ?
- Eh bien... Voilà, commença la journaliste lentement, en cherchant ses mots. En tant que reporter, on est amené à avoir des contacts avec des personnes importantes...
- Je l'imagine bien, signorina.
- Et une de ces personnes m'a conseillé de m'intéresser de plus près à la mort d'une certaine Marlène Ammer. Je peux compter sur votre discrétion, n'est-ce pas ?
Malberg, subitement inquiet, entraîna d'un signe de la main la jeune femme dans la cour intérieure de l'hôtel.
- Et évidemment, la marquise vous a aussi parlé de moi ? s'enquit Malberg, une fois qu'ils se furent assis dans les fauteuils blancs en rotin.
- Oui, répondit Caterina. Elle n'aurait pas dû ?
Malberg haussa les épaules sans répondre.
- Je sais par mon informateur au sein de la préfecture de police que l'enquête concernant Marlène Ammer a été classée sans suite ; l'ordre venait de « très haut ». Et cela bien que - à cet instant, elle se pencha vers Malberg en le regardant d'un air entendu - bien que tous les indices portent à croire qu'il s'agit d'un meurtre. L'enquête a conclu à une mort accidentelle à la suite d'une chute dans la baignoire.