- L'Inquisition n'était certainement pas plus sévère avec ses délinquants, bâilla Soffici, une pointe d'ironie dans la voix.
- Où est le cardinal ? Tout d'un coup, il a disparu.
- Aucune idée. Pour être franc, cela m'est plutôt égal en ce moment. Comment Gonzaga a-t-il pu en arriver là ? C'est de sa faute si nous nous retrouvons dans cette situation.
- Sauf erreur de ma part, c'est bien l'Église qui a inventé le célibat. En tout cas, on n'en trouve pas la trace dans la parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
- Félicitations ! On remarque bien là que vous n'êtes pas un chauffeur ordinaire, mais que vous êtes au service d'un cardinal secrétaire d'État.
- Monsignor, renchérit Alberto avec enthousiasme, vous oubliez que j'ai fait trois semestres de théologie à la Gregoriana avant de rencontrer Elisabetta.
- Je sais, Alberto, je sais.
- C'est un peu, reprit Alberto après un moment de silence, comme si je me sentais ici en prison. Qui sont ces hommes pour avoir de tels comportements ? Des hommes ? Non, des monstres, voilà le mot qui est le plus juste.
- Chhhhut ! s'écria le secrétaire du cardinal. Vous savez que le cardinal nous a interdit de parler de notre entreprise et de ces gens. Nous devons avoir toujours présent à l'esprit que les murs ont des oreilles.
- Vous voulez dire qu'on nous surveille et qu'on nous écoute ?
Soffici ne répondit pas.
Alberto se leva et alla à tâtons jusqu'au lavabo. Il ouvrit le robinet et laissa couler l'eau.
- À quoi jouez-vous ? s'enquit le monsignor pendant qu'Alberto regagnait sa couche dans le noir.
- Monsignor, vous devriez regarder plus souvent des films policiers ! Vous sauriez comment on peut neutraliser un dispositif d'écoute.
- Ah !
- Oui. Le bruit de l'eau couvre tous les chuchotements. Et comme les micros utilisés ne transmettent que le bruit le plus intense, nous pouvons nous entretenir sans problème à voix basse. Pensez-vous que nous puissions jamais ressortir vivants d'ici ?
- Je crois que je peux vous rassurer, Alberto. Ces gens sont bien trop malins. Je ne pense pas qu'ils aient l'intention de faire disparaître dans une sombre oubliette un cardinal, son secrétaire et son chauffeur. Cela attirerait bien trop l'attention. Et si les Fideles Fidei Flagrantes ont peur d'une chose, c'est bien de l'opinion publique...
- Fideles Fidei Flagrantes, laissez-moi rire ! se moqua Alberto.
- Vous savez ce que cela veut dire ?
- Si ma connaissance du latin - acquise à la sueur de mon front - ne me joue pas de tours, ce signifie à peu près : « Les Fidèles qui brûlent pour la foi. »
- Très juste. Cela paraît cynique, voire macabre quand on considère qu'ils comptent parmi eux des personnages si peu recommandables. Un mafioso en activité pourrait encore prendre des leçons chez eux.
Les premières lueurs de l'aube filtraient au travers des vitres. Alberto alla vers le lavabo et s'aspergea la figure d'eau. Puis il s'assit sur le bord de son lit et marmonna :
- Si seulement je savais ce que ces types ont derrière la tête... Et vous, monsignor, qu'en pensez-vous ? Qu'est-ce qui peut amener ces soi-disant gardiens de la foi à s'en prendre au linceul de Notre-Seigneur Jésus...
- ... dont il se pourrait bien qu'il s'agisse d'un faux datant du Moyen Âge. Croyez-moi, Alberto, cette question m'empêche de dormir depuis que Gonzaga m'a mis au courant de l'affaire.
Alberto gardait les yeux rivés sur la fenêtre, les deux mains calées sous le menton. Il sursauta lorsque quelqu'un enfonça la poignée de la porte.
Une silhouette noire entra dans la pièce l'instant d'après. L'homme portait un plateau avec des petits-déjeuners et une bougie allumée.
La flamme vacillante projetait une lumière étrange sur son doux visage.
Sans dire un mot, il referma la porte derrière lui et posa le plateau sur la chaise. Au moment de sortir, il se retourna :
- Tout cela peut vous sembler un peu étrange, murmura-t-il, mais notre Grand Maître n'apprécie pas la lumière électrique. Le château n'est pas équipé de l'électricité, hormis dans quelques pièces. Dieu, Notre-Seigneur, qui fait le jour et la nuit comme il l'entend, pourrait s'il le voulait transformer d'un geste la nuit en jour et le jour en nuit. Le Grand Maître prétend que la lumière électrique est l'œuvre du diable.
Soffici fut le premier à retrouver l'usage de la parole :
- Cette affirmation est en contradiction flagrante avec les recherches qui s'effectuent ici en secret et qui nécessitent une installation électrique.
L'inconnu en habit noir pétrissait sans relâche ses propres mains.
- Ce n'est malheureusement pas la seule contradiction dont les Fideles Fidei Flagrantes s'accommodent...
Soffici examina attentivement l'homme, de taille moyenne, qui devait avoir dans les trente ans et donnait l'impression d'être aussi mal à l'aise qu'un novice.
- Ce que vous venez de dire n'a rien d'une profession de foi en faveur de votre confrérie.
Le moine avala sa salive. Puis il répondit avec amertume :
- Vous avez bien raison.
- Mais vous êtes entré de votre plein gré dans la confrérie... Ou bien y avez-vous été contraint ?
- J'y suis entré de mon plein gré. Mais on m'a attiré avec des promesses qui se sont avérées mensongères. Les cieux annoncés se sont transformés en purgatoire, et même en enfer, si vous voyez ce que je veux dire.
- C'est à n'y rien comprendre, répondit Soffici, étonné que cet homme se confie ainsi à eux, sans aucune méfiance.
- Mais alors, pourquoi ne quittez-vous pas les Flagrantes ?
- D'ici, on ne ressort jamais. Dans mon cas, ce serait impossible !
Le monsignor bondit sur ses pieds.
- Qu'est-ce que cela signifie ?
- Cela signifie qu'il y a une entrée dans le château de Layenfels, mais qu'il n'y a pas de sortie. En tout cas, pas pour ceux qui appartiennent aux Flagrantes. Celui qui entre dans la confrérie quitte définitivement la vie qu'il a menée auparavant. Son origine, sa formation, son état, jusqu'à son nom sont, du jour au lendemain, effacés à jamais. Sauf pour quelques-uns, très peu nombreux. Je m'appelle Zephyrinus.
- Zephyrinus ?
- C'est le nom de l'un de ces saints qui ne sont plus vénérés depuis qu'ils ont été rayés du calendrier par le concile Vatican II, sous prétexte qu'ils tiendraient avant tout de la légende et qu'ils ne résisteraient pas à un examen historique.
- Je suis au courant, mon frère. Mais pourquoi les Flagrantes choisissent-ils ces prénoms anciens ?
- Pour protester contre le penchant des papes pour la libéralisation. À l'intérieur de ces murs, il se passe des choses que personne ne comprend - mis à part certains élus, peu nombreux, qui conservent aussi leurs noms de laïcs. Je ne compte malheureusement pas parmi ceux-là.
- Pourquoi ne vous a-t-on pas admis dans ce petit cercle ?
- Pourquoi donc, croyez-vous ! J'apportais une fortune assez conséquente que j'avais reçue en héritage et je venais ici dans l'espoir d'y mener une vie tranquille.
Zephyrinus tendit à chacun une vieille tasse et une tranche de pain sec. Soffici et Alberto avaient déjà connu des petits-déjeuners plus copieux. Mais, comme ils n'avaient rien avalé depuis douze heures, ils se contentèrent de mastiquer leur pain sec en silence.
- Vous êtes-vous déjà demandé ce qui se passait ici actuellement ? s'enquit Soffici, la bouche à moitié pleine.
- Vous faites allusion au suaire de Notre-Seigneur ?
- Exactement !
- Oh, vous savez, il se passe tant de choses bizarres dans la forteresse de Layenfels qu'on ne se pose même plus de questions.