- Mademoiselle Kleinlein, finit par dire Malberg sans lever les yeux du calepin, la Bible n'a pas de secret pour vous. En tout cas vous connaissez mieux que moi l'Ancien Testament. Qu'évoquent pour vous les mots inscrits ici ?
Mademoiselle Kleinlein rougit en entendant les compliments de son patron. Il faut dire qu'il n'en fallait pas beaucoup pour décontenancer cette demoiselle d'un certain âge, peu habituée à ce qu'on l'encense. Elle tripota longuement ses trop grosses lunettes d'écaille avant de les recaler convenablement sur son nez, puis commença à feuilleter le calepin en mouillant chaque fois son doigt pour tourner les pages.
Malberg, qui ne la quittait pas des yeux, nota qu'elle hochait imperceptiblement la tête à chaque page. Elle finit par lever son regard vers lui :
- D'où cela sort-il ? En tout cas, pas de la Bible de Martin Luther.
- Je m'en serais douté, grommela Malberg. Ce qui m'intéresse, c'est la signification de tout ceci.
- Pas très orthodoxe... J'entends par là que ces inscriptions sont assez énigmatiques. Lætare, sexagima, reminiscere, oculi, ce sont des repères dans le calendrier de l'année liturgique. Et ce sont toujours des dimanches.
- Et les noms notés là-derrière ? Car il s'agit bien de noms, n'est-ce pas ?
- Sans aucun doute. Si je ne me trompe pas...
Dans une des étagères, mademoiselle Kleinlein prit un lexique de la Bible qui avait apparemment déjà beaucoup servi.
- J'ai encore une bonne mémoire, dit-elle d'un air triomphal en remontant la monture de ses lunettes sur son nez.
- La Bible hébraïque, commença-t-elle à lire, se décompose en deux livres : celui des premiers prophètes, à partir de Josué jusqu'au deuxième livre des Rois, et celui des derniers prophètes, lequel se scinde en deux autres parties, celle des « grands » et celle des « petits » prophètes. Les grands prophètes sont Isaïe, Jérémie, Ézéchiel et Daniel. Les douze petits prophètes sont Osée, Joël, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahoum, Habaquq, Sophonie, Aggée, Zacharie, Malachie.
- Nahoum, Zacharie, Malachie, murmura Malberg. Certains de ces noms apparaissent également dans le carnet.
- Exact. Mais si vous me permettez une remarque : tout cela n'a aucun sens. À moins que...
- À moins que ?
- Euh... non, j'avais eu une idée, mais elle était absurde. Non, oublions !
Malberg ne voulut pas insister. Il craignait que mademoiselle Kleinlein ne lui pose des questions embarrassantes. Et puis, il pensait être arrivé à la même conclusion que son employée.
9
Le trajet le long du Rhin en direction de Francfort se déroula dans une ambiance maussade. Ni le cardinal secrétaire d'État Gonzaga ni le monsignor Soffici ne desserrèrent les dents. Alberto se tut également, gardant les yeux rivés sur la route.
Les événements des dernières vingt-quatre heures avaient profondément bouleversé les trois hommes. Aucun d'eux ne s'attarda, ne serait-ce qu'un instant, sur ce paysage romantique de la vallée du Rhin que le soleil couchant d'août plongeait dans une lumière dorée. À l'échangeur de Wiesbaden, Alberto obliqua vers l'A3 en direction de l'aéroport.
La circulation dense des automobilistes qui se rendaient à leur travail l'obligea à ralentir. Venant du nord-ouest, ils virent atterrir une succession d'avions, volant parfois si bas qu'Alberto rentrait instinctivement la tête dans les épaules.
Parmi les trois personnages, il en était un qui, plus que les autres, souffrait de ce silence prolongé : c'était Soffici. Il se creusait la cervelle pour comprendre les causes de leur mutisme. Était-ce la honte qui les privait de l'usage de la parole, ou bien l'incompréhension face aux événements auxquels ils s'étaient tous trois retrouvés mêlés. Soffici eut un soupir de soulagement lorsqu'Alberto stoppa la voiture à la dépose-minute, devant l'aérogare A. Gonzaga sortit sans dire un mot. Il se contenta de hocher la tête en silence lorsqu'Alberto sortit sa petite valise du coffre et la lui tendit. Le cardinal disparut derrière les portes vitrées du hall tandis qu'Alberto et Soffici reprenaient la route.
Gonzaga était en possession de deux billets simples. L'un était au nom du dottore Fabrizi, l'autre à celui de Mr. Gonzaga. L'un était valable pour un vol Francfort-Milan, l'autre pour un vol Milan-Rome. Gonzaga avait tout prévu.
L'hôtesse du guichet Alitalia lui conseilla de se dépêcher. Sur le grand panneau d'affichage, les petites lampes vertes signalant l'embarquement en cours clignotaient déjà. Gonzaga hâta le pas. Pas question de rater l'avion. Il arriva à la dernière minute à la porte 36 et embarqua dans un Boeing 737, en classe affaires. L'avion était à moitié vide.
D'interminables minutes s'écoulèrent encore avant que l'appareil ne se mette en branle pour prendre la file des avions attendant l'autorisation de décoller. Lorsque le Boeing décolla enfin, le cardinal éprouva un sentiment de délivrance.
L'anxiété des derniers jours fit place à du soulagement. Le cauchemar se terminait enfin.
Après une ascension rapide, le Boeing prit la direction du sud. Gonzaga regardait tranquillement par le hublot. La bouche d'aération sifflotait au-dessus de lui. Le signal indiquant de maintenir sa ceinture attachée s'éteignit enfin, et le cardinal s'assoupit. Une grosse fatigue s'abattit sur lui, conséquence de la responsabilité qui avait pesé sur ses épaules pendant les deux derniers jours. Il essaya de s'endormir vraiment.
- Puis-je vous parler ?
Dans un demi-sommeil, Gonzaga entendit la voix de l'homme assis à côté de lui, qu'il n'avait pas encore remarqué. Pendant le décollage, le siège était vide, mais il était à présent occupé. Gonzaga le regarda et eut un mouvement de recul. L'inconnu portait un chapeau qui dissimulait en partie seulement son cuir chevelu marbré de cicatrices violacées laissées par des brûlures. Il n'avait ni cils ni sourcils.
- Je voudrais vous proposer une affaire, dit à voix basse l'homme défiguré.
- Une affaire ? répéta Gonzaga en fronçant les sourcils. Merci, je ne suis pas...
L'homme lui coupa la parole.
- Si vous avez à cœur de préserver notre sainte mère l'Église de la catastrophe, alors vous feriez bien de m'écouter, monsieur le cardinal.
- Écoutez-moi bien : je ne sais pas ce que vous me voulez et je ne comprends pas pourquoi vous m'appelez « monsieur le cardinal ». Alors, je vous en prie, laissez-moi tranquille !
Incrédule, l'homme secoua la tête. Ce faisant, il agita quelque chose dans sa main que Gonzaga prit d'abord pour un anodin bout de plastique.
- Monsieur le cardinal, cessons ce petit jeu. Un costume de flanelle Cerutti ne parvient pas à dissimuler l'identité d'un cardinal secrétaire d'État, déclara l'homme avec un sourire insolent.
Gonzaga tenta à toute vitesse de faire le lien entre les événements de la nuit précédente et l'individu qui était assis à côté de lui. Peine perdue.
- Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? demanda Gonzaga avec méfiance.
- Mon nom n'a pas d'importance. Je désire seulement vous proposer une affaire.
- Soit. Je vous écoute
- Ceci est un minuscule morceau du linceul de Notre-Seigneur.
Gonzaga eut l'impression qu'il venait de prendre une décharge électrique à travers tout le corps. Il porta son regard sur le petit morceau de cellophane que l'homme lui tendait sous le nez : un minuscule morceau d'étoffe, guère plus grand qu'un timbre, entre deux feuilles de plastique soudées.