- Cette histoire avec Marlène sent le roussi, commença-t-elle tout bas, elle sent même très mauvais.
Elle glissa une photocopie à Malberg.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Le rapport d'autopsie de l'Institut médicolégal de la faculté de médecine. Le médecin légiste de service, un certain dottore Martino Weber, a constaté la présence d'hématomes à l'arrière du crâne. Elle avait aussi le nez cassé, des touffes de cheveux arrachées et il y avait des traces de sédatif dans le sang. Weber a aussi trouvé sous les ongles des morceaux de peau qui indiquent que Marlène s'est débattue.
Malberg hocha la tête en silence. Pendant que Caterina parlait, la vision de Marlène, de son corps nu dans l'eau, lui revenait à l'esprit. Il prit une grande inspiration comme s'il allait se lancer dans une explication, comme pour lui dire que tout cela corroborait ce qu'il avait vu de ses propres yeux. Mais il préféra se taire.
- Et, en dépit de tout cela, l'affaire a été classée sans suite ! poursuivit Caterina. Vous comprenez, vous ?
La journaliste était très énervée. Ils commandèrent des pâtes et un pichet de vin. Caterina attendait une réponse à la question qu'elle venait de poser. Mais Malberg gardait le silence. Les deux hommes dans la cage d'escalier ! Il ne pouvait pas s'imaginer que les choses aient pu dégénérer à ce point entre la marquise et Marlène. C'était impossible.
Mais il n'était pas exclu qu'elles aient entretenu une relation d'un genre bien particulier. Il émanait de Lorenza Falconieri une froideur susceptible d'attirer aussi bien les hommes que les femmes. Il n'avait pas vu Marlène depuis des lustres. Que savait-il d'elle, au juste ? Apparemment, elle s'était complètement métamorphosée au fil des années... Mais pour quelle raison les enquêteurs avaient-ils renoncé à faire toute la lumière sur le crime dont elle avait été victime ? Pourquoi avait-on classé l'affaire sans suite ?
Tandis qu'il remuait d'un air ennuyé sa fourchette dans ses pâtes, Malberg sentit que la journaliste l'observait attentivement. Il était certain que Caterina Lima en savait plus que ce qu'elle voulait bien dire. Elle se méfiait de lui.
Au moment même où il s'apprêtait à lui raconter la vérité, à lui confesser qu'il avait été le premier à découvrir le meurtre, Caterina Lima le prit de court :
- Je ne sais pas sur quel pied danser avec vous. En fait, je ferais mieux de m'abstenir de vous voir.
- Que voulez-vous dire ? Vous enquêtez sur ce meurtre pour le compte de votre journal, non ?
- Oui. C'est ce que je faisais jusqu'à hier. Mais, depuis, on m'a mis sur la touche de façon particulièrement malpropre. Bruno Bafile, mon rédacteur en chef, m'a convoquée à onze heures, après la conférence de la rédaction, et m'a annoncé que j'étais relevée, séance tenante, de mes fonctions de journaliste auprès de la police, et mutée au service variétés. Il a ajouté que le dossier Marlène Ammer était mort.
- Mort ?
- Oui, c'est ce que nous disons dans notre jargon de journalistes quand on met fin aux investigations.
- Je ne comprends pas.
- Moi non plus, signore.
- Cela se passe-t-il souvent comme ça ?
- Oui, bien sûr. Quand on n'avance absolument plus dans les recherches, quand il s'avère par exemple qu'un meurtre n'en était pas un, mais qu'il s'agissait d'un accident comme il en arrive des milliers, alors, on arrête tout et on passe à autre chose...
- Mais ce n'était pas un accident ! C'était un assassinat !
- C'est ce que vous croyez, je le sais. Ma mutation dans un autre service ne m'en paraît que plus étrange. J'ai l'impression qu'on m'a mise au placard pour m'empêcher de faire des dégâts. Cela donne du piquant à l'affaire.
- Et qu'envisagez-vous, à présent ?
- Je ne lâche pas. Je poursuis. Officieusement, cela va de soi. Je me suis créé un bon réseau de relations dans la police ; il serait absurde de ne pas l'exploiter. Les histoires qui alimentent la rubrique variétés ne m'intéressent absolument pas. Qu'est-ce que j'en ai à faire, de savoir que Gina Lollobrigida a un amant de trente ans son cadet ou que Mario Andretti a dix filles naturelles ? Ce qui me fascine, ce sont les tréfonds de l'âme humaine. Dès la semaine prochaine, je vais me chercher un nouveau boulot, et basta.
La franchise de Caterina n'était pas pour déplaire à Malberg. Elle n'était pas prête à lâcher cette affaire. Elle subodorait qu'elle était sur un gros coup, peut-être bien plus important qu'il ne l'avait lui-même imaginé.
- Comment comprenez-vous le cas Marlène Ammer ? demanda Malberg avec précaution. Vous songez à un crime de la mafia ?
Caterina partit d'un rire forcé. Elle répondit, moqueuse :
- Et pourquoi pas le KGB ou la CIA ? Restons sérieux : les mobiles des meurtres sont le plus souvent banals, passionnels. Ils sont, pour la plupart, dus à l'égarement des sentiments, perpétrés par amour, jalousie, haine ou vengeance. C'est justement cela qui rend - qui rendait, devrais-je dire - ma profession si intéressante.
Malberg opina et fit semblant de s'intéresser au dossier qu'elle lui avait donné. À la vérité, il se demandait pourquoi la journaliste tenait tant à cette affaire. Dans une ville aussi grande que Rome, où le taux de criminalité était élevé, les meurtres étaient monnaie courante. Un étrange doute s'empara de Malberg pendant qu'il écoutait Caterina d'une oreille distraite.
Il regardait la jeune femme assise en face de lui et se demandait si elle n'était pas en train de le mener en bateau. Il aurait préféré être aimable avec elle. Elle était très belle. Mais Marlène se dressait entre eux, comme un obstacle, en quelque sorte.
- Et maintenant, qu'avez-vous l'intention de faire ? s'empressa de demander Malberg.
- Il faudrait que nous nous penchions sérieusement sur la vie de Marlène Ammer. C'est la seule possibilité pour nous d'y voir un peu plus clair dans cette sombre affaire.
Malberg nota évidemment le « nous » qu'elle avait employé, cela signifiait qu'elle l'incluait dans ses investigations, comme si cela allait de soi.
- Je peux compter sur votre aide, n'est-ce pas ?
- Bien sûr. J'ai vraiment besoin de savoir pourquoi Marlène est morte.
Caterina avala une gorgée de vin.
- C'était une amie de la marquise, dit-elle, songeuse. Je crois qu'en l'état actuel des choses, cette femme est la seule personne qui puisse nous aider à avancer. Vous connaissez bien Lorenza Falconieri ?
- « Bien » n'est pas le mot qui convient. Je ne l'ai rencontrée qu'une seule fois. J'ai trouvé que c'était une belle femme, même si elle a dû, je suppose, être encore plus belle dans sa jeunesse. Sa collection de livres m'intéresse. À vrai dire, je lui ai fait une offre qu'elle a acceptée.
- Une bonne affaire ?
- Je le crois. Ma profession consiste à acheter à bon marché des collections entières pour revendre ensuite les livres à l'unité, en réalisant un bénéfice.
La journaliste esquissa un sourire.
- Qu'y a-t-il de si drôle à cela ?
-Pardonnez-moi, signore. Je m'étais fait jusqu'à aujourd'hui une autre idée de ce qu'on appelle un bouquiniste.
- Ah bon ? Et laquelle ?
- Eh bien, j'imaginais un homme original, un peu poussiéreux et sec... enfin bref, ressemblant aux livres anciens qu'il vend.
Malberg eut un sourire gêné.
- J'espère que vous allez réviser votre opinion !
- En ce qui vous concerne, certainement !
Comme tous les hommes, Malberg n'était pas insensible aux flatteries. Il faut dire qu'il était plutôt bien de sa personne : grand, sportif, bien que ne pratiquant aucun sport, les cheveux bruns et fournis ; il avait quelque chose de George Clooney, comme le lui avait dit une de ses anciennes amies.