- Seriez-vous éventuellement prêt à m'accompagner chez la marquise ? s'enquit Caterina.
- J'avais justement l'intention d'aller la voir.
Ils se mirent en route ensemble une demi-heure plus tard.
Au cours de la nuit, la chaleur humide et lourde des dernières semaines avait fait place à des températures plus agréables. L'automne s'annonçait timidement.
Lorsque le taxi quitta la Via dei Coronari pour s'engager dans l'étroite rue où se trouvait la maison de la marquise, Caterina devint subitement fébrile.
- Arrêtez-vous ici, intima-t-elle au chauffeur en lui désignant le trottoir opposé.
Une voiture de la garde civile était stationnée devant l'entrée de la maison de la marquise. Un homme en uniforme était posté devant la porte.
Malberg interrogea la journaliste du regard.
- Qu'est-ce que cela signifie ?
Caterina haussa les épaules.
- Attendez-moi ici !
Elle se dirigea vers le fonctionnaire, puis revint après avoir échangé quelques mots avec lui.
- Il paraît que la police vient d'intervenir. Il n'a pas voulu me donner de plus amples renseignements, ni me dire en quoi consistait cette intervention. Un instant, s'il vous plaît !
Pendant que Malberg payait le taxi, Caterina s'éloigna et passa un coup de fil sur son mobile. Elle parlait en faisant de grands gestes, comme toutes les Italiennes lorsqu'elles téléphonent. Puis elle changea d'attitude, s'étonna et se tut. Lorsqu'elle revint vers Malberg, elle semblait perplexe.
- Ils viennent d'arrêter la marquise, dit-elle pensivement.
- C'était donc bien ça ! ne put s'empêcher de répondre Malberg.
- Qu'est-ce que ça veut dire : bien ça !
- La marquise a tué Marlène. Mon Dieu !
- Signore, qu'est-ce que vous me racontez là ? Je viens d'appeler mon indic de la garde civile. Il m'a affirmé qu'il existait des preuves accablantes contre Lorenza Falconieri. Depuis la mort de son mari, elle serait à la tête d'un gang international de receleurs spécialisés dans le commerce de codex et d'incunables volés.
- La marquise ? s'étonna Malberg qui parut plus amusé que surpris. Elle m'a assuré qu'elle n'y connaissait absolument rien dans ce domaine. Et elle ne donnait vraiment pas l'impression de mentir en disant cela.
- C'est à cela qu'on reconnaît les professionnels du crime. Les assassins ont rarement des têtes d'assassins. Et les receleurs, qui brassent des millions, se plaisent à donner d'eux l'image de personnes nécessiteuses. On voit bien que vous ne connaissez pas ces milieux.
Pendant qu'ils discutaient, la marquise sortait de l'immeuble délabré, encadrée par deux carabiniers. Elle portait un tailleur de lin clair à manches courtes et des sandalettes à talons hauts.
En apercevant Malberg, elle s'immobilisa un instant, haussa les épaules en inclinant la tête sur le côté comme pour dire : « Désolée, mais nous ne ferons pas affaire ensemble. » Puis elle monta dans le véhicule de police qui attendait.
- C'est un collectionneur résidant à Monte-Carlo qui a levé le lièvre, remarqua Caterina tandis qu'elle regardait la voiture des carabiniers s'éloigner. La marquise lui a proposé un très vieux volume portant des annotations du réformateur Melanchthon pour la modique somme d'un demi-million. Ce qu'elle ignorait, c'est que l'ouvrage avait justement été volé dans l'appartement de ce dernier, deux ans auparavant. Manque de chance.
Malberg partit d'un rire tonitruant, comme pour sortir d'un cauchemar. Devant le regard perplexe de Caterina, il glissa la main dans la poche intérieure de sa veste, en sortit le chèque de banque qu'il tint du bout des doigts sous le nez de la journaliste.
- Deux cent cinquante mille euros ? Mais... vous n'aviez quand même pas l'intention de... ?
- Si ! Et je pensais faire l'affaire du siècle. Toujours est-il qu'une étrange providence vient de me sauver de la faillite.
- Alors, bravo d'avoir loupé le coche au dernier moment !
- Oui, fit Malberg en secouant la tête. Je ne comprends même pas comment j'ai pu y croire. J'aurais dû me méfier lorsqu'elle m'a proposé l'ensemble pour deux cent cinquante mille euros. Mais l'appât du gain m'a aveuglé. Dieu soit loué, je m'en suis encore bien sorti.
Malberg était tout à ses pensées lorsque la journaliste lui posa tout à coup une question :
- Pensez-vous qu'il puisse y avoir un lien entre le meurtre perpétré sur Marlène Ammer et les affaires louches de la marquise ? Les deux femmes se connaissaient, n'est-ce pas ?
- C'est vrai, concéda Malberg. Ce ne serait pas le premier meurtre perpétré à cause d'un livre précieux.
11
Une jeune fille svelte et gracieuse faisait son jogging sur la promenade du Rhin, à Cologne. Sa queue de cheval se balançait joyeusement au rythme de ses foulées. Une agréable fraîcheur montait du fleuve qui coulait paresseusement dans la lumière du petit matin.
La jeune fille s'arrêtait fréquemment pour se retourner en criant : « Shakespeare ! Shakespeare ! »
Émergeant de quelque recoin, une boule de poils blancs, un mignon petit westie, se lançait alors à la poursuite de sa maîtresse qui avait repris sa course.
De façon singulière, les femmes aiment donner à leurs chiens des noms de grands poètes ou de grands artistes.
Un phénomène qui conserve autant de mystère que l'Apocalypse de saint Jean...
Arrivé à la hauteur de l'embarcadère de la compagnie de croisières Cologne-Düsseldorf, Shakespeare poussa de furieux aboiements, comme si une douzaine de rottweilers enragés étaient à ses trousses.
La jeune fille tenta en vain de rassurer la petite bête, elle l'appela, revint sur ses pas, et c'est alors qu'elle fit une macabre découverte.
Pendant la nuit, le Rhin avait charrié le cadavre d'un homme nu, qui avait échoué entre les piliers de l'embarcadère. Il flottait en surface, à plat ventre, les bras étendus en croix.
Ce cadavre de sexe masculin donna du fil à retordre à la police de Cologne.
Il s'avéra rapidement qu'il ne pouvait s'agir ni d'un accident ni d'un suicide, puisque le visage de cet homme d'une quarantaine d'année présentait un impact de balle, laquelle avait réduit en bouillie la moitié gauche de la calotte crânienne, entraînant la mort sur le coup.
Compte tenu de l'état du cadavre et du débit du fleuve, les enquêteurs conclurent que l'homme avait été assassiné entre Bingen et Neuwied.
L'autopsie, pratiquée deux jours plus tard, confirma les hypothèses émises au début de l'enquête : l'homme avait été abattu à une assez grande distance par une arme de gros calibre, probablement une mitraillette d'origine russe.
On trouva deux projectiles dans sa tête, mais aucune trace de brûlure ni de poudre.
Le médecin légiste du CHU de Cologne releva aussi des blessures à la cuisse droite, sans lien avec le meurtre, qui devaient remonter à plusieurs années. Il n'était donc plus possible d'en déterminer l'origine.
Les médecins consignèrent dans leur compte rendu d'autopsie qu'il y avait environ quatre-vingts pour cent de chances pour qu'il se soit écoulé une douzaine d'heures entre le crime et l'immersion du cadavre dans le Rhin.
Ils ne trouvèrent aucune trace d'eau dans les poumons de l'homme.
On pouvait donc en déduire que la victime n'avait pas été tuée alors qu'elle était dans l'eau ou qu'elle y nageait. Les analyses ne révélèrent pas la présence d'alcool ou de drogue dans le sang.
Le dossier reçut la référence K-0103-2174, et le procureur de la République entama une procédure d'information judiciaire contre X.