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- Mais pourquoi diable du sang de pigeon ? demanda Dulazek, plus pour lui-même qu'à l'adresse de l'hématologue.

Il pensait que sa question resterait sans réponse. Mais, au bout d'un moment, Gruna répondit :

- En présence d'oxygène, le sang de pigeon s'oxyde plus vite que le sang de tout autre animal, à sang chaud ou à sang froid. Il est donc impossible de dater ce sang. Jusqu'à ce jour, ce phénomène reste inexpliqué.

Le visage de Dulazek s'éclaira d'un large sourire, un sourire plein de fiel.

- Si sa deuxième expérience se solde par un échec, j'espère que Murath renoncera à son projet. Vous avez vu sa tête, devant l'écran, lorsqu'il a dû convenir devant tout le monde que cela ne fonctionnait pas ?

- Bien sûr. Je crois d'ailleurs que tous ceux qui assistaient à la scène ont alors ressenti une certaine satisfaction. Murath a beau être un scientifique exceptionnel, il n'en est pas moins un type écœurant.

- La combinaison n'est d'ailleurs pas si rare. Mais vous parliez à l'instant des marottes de Murath.

- Vous savez, à Layenfels, nous avons tous des manies. Sinon, nous ne serions pas ici. Nous souffrons tous, chacun à sa manière, de nos difficultés. Mais cela a pris chez Murath des proportions inquiétantes. Si vous voulez mon avis, le professeur est un psychopathe. Je ne sais pas si vous avez remarqué la façon dont il évite la lumière du jour. En plus, il déteste la viande, et le vin, et il refuse toute forme de propriété ou de travail physique, comme un manichéen ou un cathare.

- Tout comme Anicet !

Dulazek opina.

- C'est sans doute la raison pour laquelle ils s'entendent si bien. Mais, ajouta le scientifique après avoir marqué une longue pause, comme pour rassembler ses pensées, cela n'a rien à voir avec les sombres machinations ourdies par les agnostiques qu'ils sont, des hommes qui ne croient à rien d'autre qu'à eux-mêmes.

Gruna leva les mains pour montrer son désaccord.

- Comme vous y allez ! Cathare, manichéen, c'est un peu beaucoup à la fois. Pourriez-vous donner quelques explications supplémentaires à un hématologue ignare dans ce domaine ? Jusqu'ici, je croyais que nous étions tous membres de la confrérie des Fideles Fidei Flagrantes. Il y a déjà assez de règles, et suffisamment contraignantes, pour aller en rajouter. Il est parfois difficile de se conformer à tous les préceptes que nous nous imposons.

Tandis qu'il remettait exactement le matériel de Murath là où il l'avait trouvé en arrivant, puis qu'il retirait ses gants de latex, Dulazek poursuivit son explication :

- Les manichéens et les cathares sont apparus au début du Moyen Âge, mais, de nos jours, ces mouvements religieux font encore des ravages. Les cathares sont arrivés du sud-est de l'Europe au douzième siècle. Ils se nommaient eux-mêmes les « Purs », ou les « Bons Hommes ». Ils ne tardèrent pas à faire des adeptes ici, en Rhénanie. Leur mouvement s'étendit aussi en Angleterre, dans le sud de la France et en Italie du Nord. L'Église, qui voyait en eux des hérétiques, les persécuta, puisqu'ils rejetaient l'Ancien Testament et la hiérarchie catholique. Mais le pire était qu'ils prétendaient que Jésus n'avait pas revêtu le corps terrestre, car tout ce qui est issu de la terre est foncièrement vil.

- On comprend sans difficulté que cela ait déplu au pape de Rome. Et les manichéens ?

- Le manichéisme prend naissance dans les premiers temps du christianisme. Il remonte à un certain Mani de Babylone, qui au troisième siècle se nommait l'Illuminé. Il fut à ce qu'on dit crucifié, comme Jésus. Il créa une nouvelle religion alliant le christianisme et la doctrine du Bouddha, dans laquelle un roi des Ténèbres, une sorte de diable, joue un rôle important. Il poussa son refus radical du monde jusqu'à prêcher l'abstinence complète. Pour les manichéens, Jésus n'est qu'un envoyé éonien du Maître de la Lumière. De telles hérésies ne pouvaient trouver grâce aux yeux de l'Église, qui interdit ces pratiques et doctrines dès le Moyen Âge. Cela n'empêcha pas l'apparition récurrente de foyers manichéens qui, la plupart du temps, étaient aussi obscurs et mystérieux que l'Apocalypse elle-même.

- Vous auriez fait un théologien hors pair !

- Je sais, remarqua Dulazek avec une sorte d'ironie. Je vais vous confier un secret : avant de me tourner vers la recherche, j'ai d'abord été bénédictin.

- Un vrai ? Avec la robe et la tonsure ?

Dulazek pencha la tête. Gruna découvrit sur son crâne, au milieu de ses cheveux grisonnants, un cercle recouvert d'un léger duvet.

- Cela vous poursuit toute votre vie, marmonna Dulazek.

- Et, pourquoi avez-vous... ?

- Vous voulez dire, pourquoi j'ai jeté le froc aux orties ?

Gruna acquiesça, curieux d'entendre ce qu'allait lui dire Dulazek.

- Parce que j'ai compris, au bout de six mois passés chez les bénédictins, que je faisais fausse route. Un couvent est un gigantesque boxon dans lequel chacun tente, avec plus ou moins de succès, de maîtriser ses problèmes psychiques. En vain d'ailleurs, le plus souvent. La vie quotidienne du couvent m'a permis de me consacrer à la philosophie de la religion. Et plus j'approfondissais, plus je comprenais que la foi chrétienne est une utopie, une religion qui s'appuie sur des fondements pseudo-scientifiques, lesquels ne résistent pas à un examen objectif sérieux. C'est ainsi que je me suis intéressé aux sciences naturelles. Je ne suis d'ailleurs pas docteur ès sciences, mais simplement docteur en théologie. Personne ne se doute de rien, ici. Dites, vous n'allez pas me trahir ?

- Bien sûr que non ! rétorqua Gruna avec indignation.

Ils descendirent sans dire un mot, en se guidant avec la lampe de poche, l'escalier en colimaçon par lequel ils étaient montés. Arrivés sur le palier du premier étage, à l'endroit où leurs chemins se séparaient, puisque leurs chambres respectives se trouvaient à l'opposé l'une de l'autre, Gruna s'immobilisa et demanda en chuchotant à Dulazek :

- Pardonnez ma curiosité, mais quel objectif poursuivez- vous en sabotant les travaux de Murath ? Vous savez que je suis de votre côté, vous pouvez donc sans crainte me dire la vérité.

- La vérité ? Elle est toute simple. Je ne souhaite pas que Murath réussisse.

La voix de Dulazek était dure et impitoyable.

19

Les premiers problèmes de vie commune apparurent dans les jours qui suivirent. Lukas Malberg remarqua qu'il n'était pas facile de vivre à trois dans un espace aussi exigu. Pendant cette période qu'il passa chez Caterina, ce fut surtout le foutoir que Paolo mettait dans l'appartement qui lui posa des problèmes.

La situation était encore aggravée par l'arrivée, à peine Caterina hors de la maison, des soi-disant amis de Paolo, qui commençaient dès le matin à boire de l'alcool : des acteurs sans engagement, des mécaniciens automobiles qui se sentaient des vocations de pilotes de course et des types portant des bagues en or, au gagne-pain douteux, que Malberg préférait ne pas connaître. Peu de temps avant le retour de Caterina, cette faune disparaissait en abandonnant sur place des verres sales et des nuages de fumée.

Cette compagnie, qui comptait une jeune fille très attirante, laquelle était censée prêter sa voix de velours à la synchronisation de bandes-son, ne disait rien qui vaille à Malberg. Il décida donc de se chercher un autre toit.

Lorsqu'il mit Caterina au courant de ses plans, il se heurta à son incompréhension.

- Je conçois que la situation ne soit pas facile, mais, compte tenu des circonstances particulières, c'est peut-être la solution la plus sûre. Je sais que vous êtes habitué à mieux, mais c'est tout ce que j'ai à vous proposer, voilà tout.