Ce tableau était rendu inquiétant par la présence d'un pistolet-mitrailleur posé sur une chaise, à portée de sa main.
Au moment où Soffici allait attirer l'attention du gardien en frappant à la vitre, il entendit un bruit de moteur. Alberto avait réussi à remettre sa Fiat en route. La voiture progressait très lentement sur le chemin escarpé.
Le veilleur tressaillit, se redressa et saisit son arme avant de se diriger vers la fenêtre. Soffici se retrouva face à un visage pâle, émacié.
- Le code ! lui intima le gardien.
- Le code... répéta Soffici et, voyant le pistolet-mitrailleur braqué sur lui, il bégaya :
- « Apocalypse 20, 7 ».
Le gardien au teint pâle referma la porte, décrocha le combiné du téléphone et transmit l'information.
La lourde grille de fer se releva toute seule et disparut dans le mur au-dessus de la tour d'entrée.
Alberto immobilisa la voiture. Un instant après, le veilleur se posta devant le porche d'entrée et fit signe au véhicule d'avancer dans la cour de la forteresse. On les attendait.
Des silhouettes vêtues de noir affluèrent du cloître qui entourait la cour hexagonale. En un clin d'œil, elles eurent encerclé le véhicule.
Soffici s'approcha et aida le cardinal secrétaire d'État à s'extirper de la voiture. Son patron paraissait guindé et presque embarrassé à la vue de tous ces gens à l'affût. Un homme grand et mince, vêtu d'un long manteau sombre, les cheveux longs rejetés en arrière, s'approcha de Gonzaga et lui demanda, sans le saluer, sur un ton plutôt détaché :
- Tout s'est-il bien passé ?
L'homme en question s'appelait Anicet.
Le cardinal secrétaire d'État avait l'habitude qu'on s'adressât à lui avec plus de déférence. Son ministère lui conférait la dignité suprême, et il n'était pas prêt à s'en défaire, y compris dans cette situation.
- Bonjour, monsieur le cardinal, fit-il, dédaignant de répondre à la question de son interlocuteur. Quelle horrible contrée !
Les deux hommes partageaient un passé commun. Ils se connaissaient parfaitement l'un l'autre. Mais le fâcheux de la situation tenait au fait qu'Anicet avait le cardinal secrétaire d'État à sa merci. D'où la haine de Gonzaga à l'égard d'Anicet, lequel se faisait appeler pompeusement le Grand Maître. Un titre qui ne sied pas à un chrétien, pas même à un cardinal.
- Pour en revenir à votre question, finit par dire le cardinal, oui, tout s'est bien passé.
La pointe de cynisme transparaissant dans la réponse de Gonzaga n'échappa pas à Anicet, qui n'en laissa toutefois rien paraître. Son visage ingrat s'éclaira même d'un sourire courtois lorsqu'il invita le cardinal à le suivre.
Le château de Layenfels avait été érigé au milieu du dix-neuvième siècle par un Anglais nostalgique, sur le modèle des forteresses médiévales.
La construction n'en avait toutefois jamais été achevée, pour la bonne raison que, par un Vendredi saint glacial, James Thomas Bulwer - l'Anglais en question - s'était un peu trop penché par-dessus le garde-corps du donjon et avait fait une chute de trente mètres qui lui avait coûté la vie.
Un Prussien, fabricant de boutons, qui avait par la suite acheté la construction en l'état, n'y avait guère été plus heureux : sa maîtresse berlinoise, danseuse de cabaret et buveuse aguerrie, l'avait par jalousie tué d'une balle de revolver avant l'achèvement des travaux.
Depuis, on racontait qu'une malédiction planait sur la forteresse de Layenfels. Au fil du temps, l'édifice était tombé en ruine, car il ne s'était pas trouvé d'acquéreur qui fût prêt à payer, en plus du prix d'achat, la somme considérable que représentaient la restauration et l'achèvement de la construction.
On devine l'étonnement des élus de la bourgade de Lorsch, qui avaient entre-temps acquis le château, lorsqu'ils virent un beau jour surgir un Italien du nom de Tecina. L'homme, à l'apparence soignée, portait des vêtements de luxe et conduisait une Mercedes 500 bleu foncé. Cependant, c'était là tout ce que l'on pouvait dire de lui avec certitude.
Certains prétendirent qu'il était avocat et qu'il agissait comme homme de paille d'un ordre obscur, d'autres firent état de liens avec la mafia russe. Personne n'avait de preuves. Le fait est que Tecina paya rubis sur l'ongle, le prix d'achat et la restauration. Les doutes concernant la provenance de l'argent passèrent au second plan.
Le cardinal secrétaire d'État croyait connaître le secret qui se cachait derrière les murailles de la forteresse de Layenfels. Un secret qui occupait toutes ses pensées. Et, dès qu'il s'attardait sur le sujet, les plus vives inquiétudes s'emparaient de lui, à tel point qu'il en avait des nausées. Il considérait de plus comme une humiliation d'obtempérer aux ordres d'Anicet et de le suivre docilement comme un chien.
Ils gravirent les marches en pierre qui menaient au premier étage du château. L'escalier très raide ne possédait pas de rambarde à laquelle on eût pu se tenir. Fatigué, épuisé, engoncé dans son précieux carcan, Gonzaga peina pour arriver tout en haut.
L'un derrière l'autre, les hommes vêtus de noir suivaient le cardinal, comme lors d'une procession. Certains murmuraient des paroles incompréhensibles, d'autres accomplissaient le trajet en silence.
Une fois sur le palier, une porte étroite bardée de fer forgé s'ouvrait sur la salle des chevaliers, tout en longueur, que surplombait une majestueuse voûte en berceau. La vaste salle, très claire, était dépourvue d'ameublement, à l'exception d'une table de réfectoire.
Un peu perdu, le cardinal Gonzaga chercha des yeux son secrétaire. Il finit par le repérer au milieu de l'assistance, qui comptait une bonne centaine d'hommes. Soffici accourut pour aider son patron à enlever son manteau. Les hommes en noir, pareils à des chiens voraces qui ont flairé le sang du gibier abattu, se pressèrent autour du cardinal lorsqu'ils découvrirent ce qui se cachait sous le manteau. Tous les cous se tendirent en même temps, comme s'ils avaient obéi à un signal inaudible.
Seul Anicet résista à la force invisible qui émanait de Gonzaga. Le visage empreint d'une expression à mi-chemin entre le triomphe et la curiosité, il observait avec beaucoup d'intérêt la manière dont Soffici retirait le linge ocre et rêche que le cardinal portait autour de sa taille, comme un corset.
Tandis que Gonzaga faisait trois tours sur lui-même, le secrétaire déroula le linge et le plia plusieurs fois. Puis il déposa le tout sur la table au milieu de la salle. Les hommes, qui suivaient avec beaucoup d'attention le déroulement des opérations, gardaient le silence.
- In nomine Domini, murmura Anicet, sur un ton satisfait en commençant à étaler le linge.
Des centaines de paires d'yeux ne perdirent pas une miette des gestes du Grand Maître. Bien que tous dans la salle fussent avertis de ce qui se déroulait devant eux, l'atmosphère était tendue à l'extrême.
Anicet avait déployé le linge dans le sens de la longueur sur plus de deux mètres. Le cardinal se porta à l'autre bout de la table et, avec le Grand Maître, étendit le linge qui était encore plié en deux.
- C'est le début de la fin, lança Anicet sur un ton triomphal.
Jusqu'à cet instant, le Grand Maître avait su maîtriser sa voix et ses émotions. Mais à présent, à la vue du linge déplié, il suffoquait. Il répéta une fois encore :
- Le début de la fin.
Les hommes autour de lui affichaient des regards sceptiques, certains montraient des signes de trouble. Un petit homme rougeaud au crâne chauve s'agrippa à son voisin et enfouit son visage contre sa poitrine, comme si le spectacle était insoutenable. Un autre secoua la tête comme pour dire : « Non, ce n'est pas possible ! » Un troisième, dont la tonsure trahissait le passé monacal, bien qu'il portât, à la place de l'habit, un costume sombre, se frappa violemment la poitrine comme s'il tombait en extase.