- Vous connaissez un membre de la confrérie ? demanda Malberg tandis que le taxi poussif gravissait la côte.
- Dieu m'en garde ! On ne sait rien de ces gens, mais ceux qui ont rencontré l'un ou l'autre membre de la confrérie prétendent qu'ils sont comme vous et moi, tout à fait normaux.
- Selon vous, quelles têtes devraient-ils donc avoir ?
- Je ne sais pas, moi, des têtes de génies, grosses comme ça. Mais les gens, ça cause beaucoup.
- Tiens donc ! Et de quoi ?
- Le bruit court par exemple que les gens de là-haut sont assis sur un énorme tas d'or. Ou bien qu'ils font des recherches sur des choses condamnables. Ou bien qu'ils tuent quiconque met le pied sur leur territoire sans y avoir été convié.
- Et vous croyez à ce que l'on raconte ?
- Depuis qu'ils sont ici, il y a eu une série de morts mystérieuses, dit le chauffeur de taxi en haussant les épaules. La dernière remonte à quelques jours : un monsignor venu de Rome a brûlé dans sa voiture. Cependant, comme on peut s'y attendre, la vérité ne sortira jamais.
Malberg aurait aimé poursuivre la conversation, mais le chauffeur immobilisa son véhicule sur le chemin de terre, baissa sa vitre et tendit le bras dehors, en direction de l'épais sous-bois qui bordait l'étroite chaussée :
- Vous n'avez qu'à suivre le chemin. Il aboutit au porche d'entrée. Vous ne pouvez pas vous tromper. Bonne chance !
Les propos du chauffeur de taxi n'avaient rien de bien rassurant.
Malberg descendit du véhicule, prit son sac de voyage dans lequel il avait mis le strict nécessaire, ainsi que quelques livres qui pourraient lui être utiles. Puis il tendit un billet au chauffeur, qui hocha la tête avant de repartir dans la direction opposée.
Malberg se retrouva tout à coup dans une atmosphère inquiétante. Les arbres bruissaient dans le vent d'automne ; une odeur d'humus trempé montait de la forêt. Les profonds sillons que les dernières pluies avaient creusés dans le chemin de terre ne facilitaient pas l'ascension.
Les pas de Malberg résonnaient sur le sol. Au fur et à mesure qu'il gravissait la pente, le bouquiniste se demandait s'il n'aurait pas mieux fait d'écouter Caterina et de rendre son argent à Anicet. Il n'avait aucune idée de ce qui l'attendait. Serait-il seulement en mesure de déchiffrer le mystérieux livre de Gregor Mendel ? S'il ne s'était agi que du livre, il aurait sûrement tourné les talons.
Mais un obscur pressentiment le poussait à poursuivre sa route. Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi il se fiait plus à ce sentiment indéfinissable qu'à la réalité des faits. Tout ce que Caterina avait appris de la bouche de la signora Fellini recoupait parfaitement les résultats de ses propres investigations. Tout prenait un sens.
Absorbé dans ses pensées, Malberg atteignit sa destination plus rapidement qu'il ne l'avait pensé. L'imposante forteresse se dressa soudain devant lui au détour du chemin bordé de buissons et de branchages squelettiques.
Pour l'avoir vu sur la photo du magazine, il connaissait le grand porche en ogive du château fort, avec sa grille en fer.
La main en visière au-dessus des yeux, Malberg chercha en vain le blason où devait figurer la croix runique. Il scruta la façade qui surplombait le porche. D'abord, il ne vit rien.
Ce n'est qu'au bout d'un long moment d'observation qu'il eut l'impression que la croix apparaissait peu à peu sur la muraille pour disparaître de nouveau l'instant suivant, comme une apparition fantomatique.
La tête renversée en arrière, Malberg suivait des yeux cet étrange spectacle. Il finit par comprendre le phénomène : la lumière ne cessait de changer au gré des gros nuages qui parcouraient le ciel. Les ombres s'évanouissaient aussi vite qu'elles étaient venues. Le relief de la pierre ne ressortait que par intermittence.
Les remparts s'élevaient à une quinzaine, peut-être même une vingtaine de mètres au-dessus du chemin. En voyant la grille hérissée de pointes de fer, il eut l'impression que c'était la gueule d'un monstre avide, prêt à dévorer le premier intrus venu.
Lukas se figea en apercevant le visage rougeaud d'un garde qui semblait l'observer depuis une fenêtre de la tour.
- Ohé ! cria Malberg en lui faisant signe. Le rougeaud disparut pour réapparaître quelques secondes plus tard derrière la grille.
- Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? lui demanda-t-il d'un ton sec.
- Je m'appelle ...
Malberg faillit se trahir, mais, au dernier moment, il se souvint qu'il avait donné un faux nom à Anicet, et poursuivit :
- Je m'appelle Andreas Walter, et je voudrais voir Anicet.
- Donnez-moi le code.
- « Apocalypse 20,7 ».
Le gardien disparut sans un mot dans l'étroite porte qui menait au poste de garde et, quelques instants plus tard, la grille remontait en grinçant.
Le gardien peu bavard apparut une nouvelle fois. Il tendit le bras vers le château.
- On vous attend.
Puis il disparut.
Malberg ne se sentait pas du tout à sa place dans cette étrange forteresse. Combien de temps pourrait-il tenir le coup dans ce lieu étrange ?
La cour en forme de trapèze était entourée de bâtiments hauts de cinq à six étages.
Levant les yeux, il découvrit des caméras, des projecteurs, des détecteurs de mouvements et des haut-parleurs de sirènes. Ici la méfiance était de mise. La majeure partie du dispositif était dans un état tellement piteux qu'il était permis de douter de son efficacité.
- Vous êtes le cryptologue Andreas Walter ?
Un homme d'allure avenante, entre deux âges, venait de surgir sans bruit à côté de lui, comme s'il était sorti tout droit du sol ; il lui tendit la main :
- Je m'appelle Ulf Gruna.
- Cryptologue n'est pas le mot qui convient, remarqua Malberg. Je suis spécialisé dans les livres et les documents anciens.
- Alors, vous êtes exactement l'homme que nous recherchons. Je suis hématologue et je participe au projet « Apocalypse ». Si vous le permettez, je vais vous montrer votre cellule.
Cellule ? Cela fleure la prison, pensa Malberg, ou le couvent dans lequel les moines occupent leurs tristes journées en se consacrant à la prière et au travail, ora et labora.
- Vous avez bien dit hématologue ?
- Oui, cela vous étonne ?
- Pour être franc, oui !
Gruna réprima un sourire, comme s'il était content d'avoir réussi à surprendre son interlocuteur.
- Venez, dit-il, indiquant le chemin à Malberg.
À l'instant où l'homme élevait le bras, Malberg put apercevoir le tee-shirt noir qu'il portait sous sa veste. Ce ne fut cependant pas ce tee-shirt qui retint l'attention de Malberg, mais la chaîne suspendue à son cou : une chaîne semblable à celle qu'il avait trouvée dans l'appartement de Marlène, avec un médaillon ovale identique.
Malberg fut soudain pris de vertige. Il prit une profonde inspiration, sans parvenir à emplir ses poumons d'air. Il devait veiller à ce que Gruna ne remarque pas la peur qui venait de s'emparer de lui. Gruna ne devait pas lui poser de questions embarrassantes. Il finit par se ressaisir.
Les deux hommes empruntèrent un petit escalier en colimaçon, taillé à même la pierre, pour atteindre le deuxième étage. Il y avait de quoi avoir le tournis. Avant de monter la dernière marche, Gruna se retourna vers Malberg, en contrebas derrière lui.
- Je devine les questions qui vous démangent, dit-il en chuchotant. Vous aimeriez savoir ce qui se cache derrière le projet « Apocalypse ». Je vais vous décevoir, car personne ici ne connaît la réponse. Moi non plus, d'ailleurs. Nous sommes tous des spécialistes dans nos disciplines respectives, et la plupart d'entre nous sont même des sommités, mais en définitive nous ne faisons qu'apporter notre contribution à un projet.