Malberg fronça les sourcils. Difficile de savoir à quoi s'en tenir sur ce Gruna. Pourquoi lui racontait-il tout cela ? Pour l'intimider ? Mais, grand Dieu, que pouvait bien faire un hématologue dans le château de Layenfels ?
Devant la mine perplexe de Malberg, Gruna poursuivit :
- Ne vous étonnez pas si je vous ai entraîné jusqu'ici pour m'entretenir avec vous. Cet escalier est le seul endroit de toutes ces vieilles murailles qui ne soit pas équipé d'un dispositif d'écoute. Les conversations privées ne sont pas souhaitées à Layenfels, j'irais même jusqu'à dire qu'elles sont interdites.
- Sur écoute ? Mais qui écoute ?
- Anicet. Comment vous a-t-il donc déniché ?
- Par hasard, répondit Malberg. Nous étions assis l'un à côté de l'autre lors de la vente aux enchères où il a acheté le livre de Mendel. Nous avons discuté. Très vite, Anicet m'a fait une offre. Au fait, où est-il ?
- Comme beaucoup de membres de notre confrérie, Anicet est un noctambule. Vous ne le verrez que rarement de jour. Il m'a demandé de vous accueillir et de vous montrer votre cellule. Suivez-moi !
Malberg trouva le procédé étrange et déroutant.
L'atmosphère à l'intérieur de la forteresse était pesante, moins à cause de la tristesse des lieux et de l'allure sinistre des murailles qu'à cause du vide et du silence qui étouffaient toute gaîté.
- Anicet est-il aussi mystérieux qu'on peut le croire en le voyant ? demanda Malberg en suivant Gruna dans un long corridor.
Au bout d'une vingtaine de mètres, ils obliquèrent à gauche. Son guide se retourna alors, un doigt posé sur les lèvres. Les portes s'alignaient le long du couloir qui, par son étroitesse, avait un côté oppressant.
À la place de la numérotation habituelle des cellules dans les couvents, d'étranges petits êtres fabuleux et des reptiles étaient peints sur les chambranles. Ils étaient passés devant au moins trente cellules lorsque Gruna s'immobilisa enfin devant le dessin d'une jolie salamandre ; il ouvrit la porte.
La première impression fut moins décevante que ne l'avait craint Malberg. La pièce d'environ dix-huit mètres carrés ressemblait plus à une chambre d'étudiant qu'à une véritable cellule de moine.
Le mobilier se limitait à un placard et un lit pliant auxquels s'ajoutaient un canapé biplace, un fauteuil confortable, un bureau et une chaise en tube chromé. Il y avait même un téléphone.
Gruna s'approcha du lavabo qui se trouvait à droite de la porte d'entrée et fit couler l'eau abondamment.
- C'est le seul moyen d'échapper aux écoutes ! murmura-t- il.
Il désigna du doigt le plafond, équipé de petites pastilles luisantes dont la fonction ne faisait aucun doute.
- Pourquoi faites-vous cela pour moi ? demanda Malberg qui se surprit à chuchoter lui aussi. Je veux dire : vous ne me connaissez pas !
Fatigué de son voyage, il posa son sac sur le canapé.
L'hématologue leva les deux mains.
- Je veux seulement vous empêcher de faire des bêtises. Si vous comptez survivre ici, il serait préférable pour vous que vous vous comportiez exactement comme on s'attend à ce que vous le fassiez. C'est la seule façon de s'en sortir sans subir de pressions psychiques. Et pour ce qui est de ma motivation, il se peut que vous nous soyez plus utile que nous ne vous le serons. Vous comprenez ?
Malberg ne comprenait rien.
- Vous ne pourriez pas vous exprimer un peu plus clairement ? demanda-t-il, assez perplexe.
- Chaque chose en son temps, répondit Gruna avec un sourire hésitant. Puis il ferma le robinet et se retira.
La nuit tombait lorsqu'Anicet apparut dans la chambre de Malberg, qui se refusait à employer le mot « cellule », même dans sa tête. L'homme entra dans la pièce sans frapper.
Il salua froidement. Malberg était stupéfait.
- Au château de Layenfels, lui expliqua Anicet, il n'y a ni serrures et ni clés. Toutes les pièces sont ouvertes. Vous l'avez sans doute déjà remarqué. Il n'est pas non plus dans nos usages de frapper avant d'entrer. C'est une habitude dépassée, uniquement bonne à faire perdre du temps.
Malberg n'eut pas le temps d'exprimer son point de vue, ni même de répondre, car Anicet l'invita à le suivre jusqu'aux archives situées dans l'aile opposée.
- Vous devriez mémoriser exactement le chemin que nous empruntons, remarqua-t-il pendant qu'ils gravissaient un autre escalier, au sommet duquel ils bifurquèrent vers un autre couloir.
- De plus, ne soyez pas surpris par le désordre apparent des archives. Il s'agit en réalité d'un désordre créatif. Chaque membre de notre confrérie dépose ses dossiers, ses livres et ses documents à une place précise qui lui a été attribuée. Seuls les ouvrages de référence et les dictionnaires se trouvent dans une salle spéciale à disposition de la communauté.
Un système bizarre pour des archives, pensa Malberg.
Mais, à l'intérieur de ces murailles, presque tout était bizarre. Malberg avait depuis un bon moment cessé d'essayer de mémoriser le chemin qui menait aux archives, lorsqu'ils débouchèrent au sixième étage dans une pièce blanchie à la chaux et en forme d'hémicycle tronqué. On y accédait par une porte en ogive. L'entrée se trouvait exactement au centre du demi-cercle. Deux autres portes s'ouvraient chacune à l'extrémité de l'abside sur une enfilade d'autres pièces.
Cela sentait la poussière et une odeur indescriptible de vieux livres. Malberg jeta un bref regard dans la première pièce, ce qui lui suffit pour constater que la plupart des volumes étaient bien plus anciens que la forteresse dans son état actuel. Ces murs abritaient de très précieux ouvrages.
- Voilà donc votre bureau, remarqua Anicet, qui pivota sur lui-même en élevant les bras.
La pièce était meublée en tout et pour tout d'une table longue et étroite, telle qu'on en trouve dans les réfectoires des couvents du Moyen Âge, et d'un fauteuil aux accoudoirs sculptés.
Des néons palliaient l'insuffisance de la lumière qui pénétrait par une petite fenêtre. Cet éclairage éblouissant ne s'accordait pas vraiment au style de la pièce, mais avait le mérite d'être efficace.
- Et où se trouve le livre de Mendel ? demanda Malberg qui s'impatientait.
Anicet fronça les sourcils et disparut par la porte de droite. Il revint en tenant serré dans ses mains, comme s'il portait un trésor, le livre d'aspect plutôt anodin.
Il le déposa avec précaution sur la table.
Malberg s'assit et l'ouvrit à la première page, sur laquelle figurait le titre. En tant que spécialiste des livres anciens, il abordait chaque livre qu'il examinait avec respect et enthousiasme. Mais ce livre était tout à fait particulier. Avant de venir, il avait pris le temps de consulter des ouvrages récents de cryptologie.
Gregorius Mendel
Peccatum octavum
Ces quelques mots en latin qui figuraient sur la page de garde étaient les seuls du livre qui soient compréhensibles. La page suivante, sans doute le prologue, était rédigée dans un sabir inintelligible.
- Permettez-moi de vous poser une question, dit Malberg en se tournant vers Anicet. Qu'attendez-vous du décryptage de ce mystérieux ouvrage ?
Anicet tripotait nerveusement les boutons de sa redingote. Malberg le remarqua, non sans une certaine satisfaction. Même s'il ne l'avait pas cherché, il avait de toute évidence réussi à déstabiliser cet homme si sûr de lui et si arrogant.
- Vous le comprendrez en temps utile, finit par répondre Anicet, avant d'ajouter, presque avec humilité : Je vous demande de faire preuve de compréhension. Si vous parvenez à décrypter le texte de Mendel, vous saurez de toute manière de quoi il retourne. Si vous deviez échouer, cela n'aurait de conséquences fâcheuses ni pour vous ni pour la confrérie. Quand comptez-vous commencer votre travail ?