Terry Pratchett
Le huitième sortilège
Le soleil se leva lentement, comme s’il doutait de l’utilité de cet effort.
Un nouveau jour naquit sur le Disque, mais très graduellement, et voici pourquoi :
Lorsque la lumière entre en contact avec un puissant champ de magie, elle perd toute notion d’urgence. Elle réduit carrément sa vitesse. Et sur le Disque-monde la magie était fâcheusement puissante, autant dire que la douce lumière jaune de l’aube se répandait sur le paysage endormi telle la caresse d’un amant attentionné ou, selon certains, comme de la mélasse. Elle marquait une pause pour emplir les vallées. Elle s’amoncelait au pied des chaînes de montagnes. Quand elle atteignait Cori Celesti, l’aiguille de pierre grise et de glace verte haute de vingt kilomètres qui formait le moyeu du Disque, résidence des dieux, elle s’accumulait jusqu’à finir par déferler en un gigantesque tsunami paresseux, dans un silence de velours, sur les terres enténébrées au-delà.
Un spectacle qu’on ne voyait sur aucun autre monde. Évidemment, aucun autre monde ne se faisait véhiculer dans l’infini étoilé à dos de quatre éléphants géants, eux-mêmes juchés sur la carapace d’une tortue plus gigantesque encore. Le nom qu’elle – ou il, selon une autre école de pensée – portait, cette tortue, c’était la Grande A’Tuin ; elle – à moins que ce ne soit « il » – ne joue aucun rôle de premier plan dans ce qui suit, mais il demeure vital pour une bonne compréhension du Disque qu’elle – ou il – soit présente – présent – par-dessous les mines, la vase marine et les faux os fossiles déposés là par un Créateur qui n’avait rien de mieux à faire que de contrarier les archéologues et leur inspirer des idées abracadabrantes.
La Grande A’Tuin, la tortue stellaire aux écailles nappées de givre de méthane, grêlées de cratères météoriques, récurées à la poussière d’astéroïdes. La Grande A’Tuin aux yeux comme des océans antiques, au cerveau de la dimension d’un continent, dans lequel les pensées font leur chemin comme de petits glaciers miroitants. La Grande A’Tuin aux immenses nageoires lentes, indolentes, à la carapace lustrée par les astres, qui peine dans la nuit galactique sous le poids du Disque. Aussi colossale que des mondes. Aussi vieille que le Temps. Aussi patiente qu’une brique.
À la vérité, les philosophes se fourvoient complètement. La Grande A’Tuin prend en réalité du bon temps.
La Grande A’Tuin est la seule créature de tout l’univers à savoir précisément où elle va.
Bien entendu, les philosophes débattent depuis des années sur la destination de la Grande A’Tuin et ils ont souvent avoué leur inquiétude quant à l’aboutissement de leur recherche.
Ils ont à peu près deux mois pour la découvrir, cette destination. Après quoi, ils auront vraiment du mouron à se faire…
Un autre sujet préoccupe depuis longtemps les philosophes les plus imaginatifs du Disque : le sexe de la Grande A’Tuin. Et il leur en a coûté beaucoup de temps et de contretemps pour tenter de l’établir une fois pour toutes.
En fait, tandis que la formidable forme sombre défile nonchalamment comme une interminable brosse à cheveux en écaille de tortue, les résultats de la dernière tentative en date arrivent en vue.
En chute libre, hors de tout contrôle, voici la coque de bronze de l’Intrépide, une espèce de vaisseau spatial néolithique construit et poussé par-dessus le Rebord par les prêtres-astronomes de Krull, pays commodément situé à l’extrême bord du monde, ce qui prouve, quoi qu’on en dise, qu’un lancement du Disque ne relève pas forcément du sport.
À l’intérieur du vaisseau : Deuxfleurs, le premier touriste du Disque. Il vient de passer quelques mois à l’explorer et présentement il le quitte à grande vitesse pour des raisons un brin compliquées mais afférentes à une tentative d’évasion de Krull.
Cette tentative a réussi à mille pour cent.
Bien que tout le désigne aussi comme le dernier touriste du Disque, il admire le panorama.
En piqué, à quelque trois kilomètres au-dessus de lui, voici Rincevent le mage, accoutré de ce qui passe sur le Disque pour une tenue spatiale. Imaginez un scaphandre conçu par des gens qui n’auraient jamais vu la mer. Six mois plus tôt, c’était un mage recalé parfaitement ordinaire. Puis il avait rencontré Deuxfleurs, lequel l’avait engagé comme guide à un salaire exorbitant, à la suite de quoi il n’avait pour ainsi dire pas cessé de se faire terroriser, pourchasser, tirer dessus, de s’accrocher à des hauteurs vertigineuses sans espoir de salut, voire, comme dans le cas qui nous occupe, de dévisser de hauteurs vertigineuses.
Il n’admire pas le panorama, le mage, parce que sa vie passée n’arrête pas de lui défiler sous les yeux et qu’elle lui bouche la vue. Il apprend par la même occasion pourquoi, lorsqu’on enfile une tenue spatiale, il est d’importance vitale de ne pas oublier le casque.
On pourrait en rajouter à l’envi pour expliquer ce qui a conduit notre duo à passer par-dessus le bord du monde, et pourquoi le Bagage de Deuxfleurs, qui aux dernières nouvelles cherchait désespérément à le suivre sur ses centaines de petites pattes, n’est pas un coffre ordinaire, mais de telles questions demandent du temps et le jeu n’en vaut pas la chandelle. Pour vous citer un exemple, on raconte qu’au cours d’une soirée quelqu’un avait demandé au célèbre philosophe Ly Tin Weedle : « Qu’est-ce que vous faites ici ? » et que la réponse avait pris trois ans.
Autrement important est l’événement qui se prépare loin au-dessus, beaucoup plus haut qu’A’Tuin, les éléphants et le mage en voie rapide d’extinction. Le tissu même du temps et de l’espace est sur le point de passer dans l’essoreuse.
L’air était gras de magie – une impression caractéristique – et âcre de la fumée des bougies en cire noire dont personne d’avisé ne se serait risqué à chercher l’origine précise.
Quelque chose d’étrange émanait de cette pièce située au fond des caves de l’Université de l’Invisible, premier institut de magie du Disque. En particulier, elle présentait un excédent de dimensions, pas exactement perceptibles mais qui glissaient hors de portée de la vue. Les murs étaient couverts de symboles occultes et la majeure partie du sol disparaissait sous le Sceau de Stase Octuple auquel, dans les cercles de magie, on attribuait le pouvoir d’arrêt d’une demi-brique lancée d’une main sûre.
Pour tout ameublement la pièce renfermait un lutrin de bois sombre, sculpté à la forme d’un oiseau – enfin, pour être franc, à la forme d’un truc à plumes qu’il vaut probablement mieux ne pas examiner de trop près –, et sur ledit lutrin, retenu par une lourde chaîne bardée de cadenas, reposait un livre.
Un gros livre, quoique pas particulièrement impressionnant. D’autres ouvrages, dans les salles de lecture de l’Université, s’ornaient de couvertures serties de pierres et marqueteries précieuses, ou de reliures en peau de dragon. Celui-ci était simplement recouvert de cuir fatigué. Il offrait l’aspect de ces livres qualifiés de « légèrement défraîchis » dans les catalogues des bibliothèques, bien qu’il eût été plus honnête de reconnaître qu’il avait plutôt l’air avachi, voire achevali.
Des fermoirs le fermaient, comme de bien entendu. Ils n’étaient pas décorés, seulement très lourds – comme la chaîne qui servait moins d’attache classique de lutrin que de longe pour prévenir toute escapade.
On aurait dit l’œuvre de quelqu’un qui avait en tête un but bien défini et qui avait passé la majeure partie de sa vie à confectionner des harnais de dressage pour éléphants.